Comment Internet est passé à deux doigts de disparaître cette semaine… ou pas

La conférence plénipotentiaire de l'UIT se tient cette année à Bucarest.


À Bucarest, sur le parvis du parlement roumain, deuxième plus grand bâtiment administratif au monde, derrière le Pentagone, et luxueux héritage de l’ère soviétique, les drapeaux de tous les pays du monde flottent actuellement pour marquer la présence de la conférence plénipotentiaire quadriennale de l’Union Internationale des Télécommunications (UIT). Rattachée à l’ONU, l’Union préside aux fréquences qu’utilisent nos smartphones par exemple, et aussi à une partie du destin d’Internet. Elle est à la fois une instance de discussion et de concertation internationale, comme l’est l’Organisation des Nations Unies, mais elle peut aussi être une organisation de normalisation. Elle l’a été par le passé, avec le GSM, par exemple.

Signe des temps et symbole fort, au-devant de cette ligne immense de drapeaux, flottent trois autres pavillons. Celui de la Roumanie, pays hôte, celui de l’ONU, évidemment, et celui de… l’OTAN. Présence inhabituelle pour une telle conférence, qui rappelle au monde que la Roumanie est proche de l’Ukraine, et que toute internationale que soit cette conférence, certains actes ne sont pas ignorés.

Apocalypse now…

Tous les quatre ans, aussi sûr que la fin du monde approche, les trompettes de l’apocalypse résonnent de leur écho sinistre sur les plaines infinies d’Internet. Il se trouve toujours un média de référence pour porter la plume au feu et mettre le monde en garde contre les forces obscures qui veulent ébranler l’Internet ouvert et libre tel qu’on le connaît.

Cette année, c’est l’excellent Wired qui s’y colle – comme souvent, il faut dire. Dès le titre, le ton est donné : « Ce vote pourrait changer le cours de l’histoire d’Internet ». Le début (et le reste) de l’article, que nous vous encourageons vivement à lire, est tout aussi alarmiste et pose noir sur blanc des enjeux immédiats (réels et fantasmés) qui font frissonner : « Cette semaine, en Roumanie, un candidat du Département d’État américain fait face à un concurrent russe dans une élection pour la direction d’une des organisations technologiques internationales les plus importantes au monde ». Le tableau est planté. Et pour enfoncer le clou, et balayer tout doute sur cette affiche, quasi digne d’un Rocky IV, on peut lire ensuite : « Qui gagne déterminera si Internet restera une plate-forme relativement décentralisée et ouverte, ou commencera à se centraliser entre les mains de nations-États et de sociétés dirigées par des États qui pourraient vouloir un grand contrôle sur ce que les citoyens voient et font en ligne ».

Un processus électoral classique, un suspense insoutenable ?

Tous les quatre ans donc, l’UIT se réunit en conférence plénipotentiaire et élit un nouveau secrétaire général, des secrétaires généraux adjoints ainsi que différents directeurs. En l’occurrence, au poste de secrétaire général, deux candidats s’affrontaient effectivement cette année. Il s’agissait de la candidate, américaine, Doreen Bogdan-Martin et du candidat, russe, Rashid Ismailov.

Plus que la candidate du gouvernement américain, la première est une spécialiste des télécommunications mondiales, qui a passé trente ans à œuvrer dans les coulisses de l’UIT. Le candidat russe a été ministre des Télécommunications (et des communications de masse) de la Fédération de Russie. Il a également occupé la tête de Nokia Russie avant de prendre la présidence de VimpelCom, un des trois principaux opérateurs russes. Il incarne une « candidature plus opportuniste », nous confiait sous couvert d’anonymat un membre de la délégation française à Bucarest.

Avant de continuer, faisons un autre pas de côté et mettons fin au suspense. La candidate américaine a remporté, jeudi dernier, l’élection avec une majorité écrasante, pas moins de 139 voix contre 25. Maintenant que l’orage est passé, interrogeons-nous. La question n’est pas tant de savoir pourquoi les médias américains entonnent régulièrement le même refrain sur les risques qui pèsent sur le Net, mais plutôt de se demander si les risques d’éclatement, de fragmentation du Net sont réels.

Des tentatives pour affaiblir le Net ?

Il y a plusieurs niveaux de réponse à cette vaste question : techniques, évidemment, et aussi institutionnels. Techniquement, tout d’abord. Oui, morceler Internet reviendrait à signer sa perte. Et, oui, un tel morcellement pourrait subvenir.

De fait, la base technologique actuelle du Net est solide, mais vieillissante, des améliorations pourraient donc être apportées. Néanmoins, à l’heure actuelle, le TCP/IP fonctionne parfaitement, permet à des milliards de personnes d’accéder à Internet chaque jour, et tout cela de manière assez fiable et plutôt décentralisée, n’en déplaisent aux grands prêtres du web3, par exemple.

La présentation de la technologie New IP, développée par Huawei en partenariat avec des grands opérateurs chinois, et, par conséquent, le gouvernement chinois, a d’ailleurs pour l’instant fait long feu. Après une première présentation devant l’UIT en septembre 2019, puis devant l’UIT-T, partie chargée de la normalisation, en février 2020, le projet New IP ne fait plus parler de lui.

Pourquoi ? Parce que les États-Unis, l’Europe et une grande partie des membres de l’UIT pensent pour l’heure qu’il n’est pas nécessaire de passer à autre chose. Pourquoi réparer quelque chose qui fonctionne, en quelque sorte ?

D’autant que, et c’est une forme de procès d’intention que les acteurs « occidentaux » reconnaissent volontiers, les motivations derrière New IP ne semblent pas être que technologiques. Cette nouvelle version du protocole IP permettrait ainsi davantage de surveillance, plus de contrôle de ce que chacun fait en ligne.

Bref, technologiquement, l’introduction de nouveaux standards ou normes pourraient aboutir à la sombre prévision de l’article de Wired, où Internet est plus contrôlé ou éclaté, avec une partie des nations du monde qui conservent le Net ouvert actuel et une autre partie, celle qui soutient le projet New IP, la Chine, la Russie, l’Arabie saoudite ou encore l’Iran, qui optent pour un système plus clos et contrôlé. Deux Internet qui cohabitent, c’est la fin d’Internet… Et ça, même les régimes autoritaires le savent.

L’UIT n’est pas une marionnette

Néanmoins, pour que cette apocalypse se réalise, il faudrait évidemment que l’UIT laisse faire… ou puisse être aisément manipulée. Là encore, des questions se posent.

Ainsi, et pour faire écho à la presse américaine, est-ce que l’élection d’un secrétaire-général russe suffirait à provoquer ce déséquilibre fatal ? La réponse est non. « L’UIT n’élit pas un président de la république », nous expliquait le membre de la délégation française, qui a accepté de nous parler, « c’est un haut fonctionnaire, qui va mettre en œuvre les décisions de la conférence des états membres. Il est là pour appliquer le mandat que lui donneront les autres pays membres. […] Ces élections ne reviennent pas à donner les clés à un pays. » Certes, il peut insuffler une politique, des évolutions, mais « comme dans toute organisation liée aux Nations Unies, il faut un consensus pour qu’une décision soit prise ». Ce qui est parfois autant un frein au changement qu’un garde-fou.

Si pendant les huit dernières années, Zhao Houlin, secrétaire général chinois de l’UIT, a parfois été pointé du doigt pour avoir facilité le développement de la Chine dans certaines régions, en Afrique notamment, le fait que les grands chantiers qui menacent l’Internet n’aient pas abouti montre bien les limites du pouvoir d’un seul homme ou même d’un pays, aussi influents soient-ils.

Et la Russie en l’occurrence avait très peu de chance de l’emporter. « L’Ukraine, aussi, fait partie de l’UIT », rappelait incidemment notre interlocuteur avant les élections. Or, sans même parler de droits humains et internationaux, tous les pays membres de l’Union savent qu’il est interdit de détruire les installations et systèmes de télécommunication d’un autre pays, par exemple. Dès lors, ne serait-ce que pour cela, il aurait été surprenant de voir une majorité de pays voter pour le candidat russe.

En définitive, voir un candidat russe (proche du pouvoir) prévaloir sur une candidate américaine aurait surtout été symboliquement fort, concédait notre contact. Cela aurait également été la manifestation de tensions qui se manifestent, souvent lors de ces grandes conférences quadriannuelles, et tout particulièrement aujourd’hui. Des tensions qui s’exacerbent et amplifient la difficulté de maintenir un dialogue dans un contexte de guerre ouverte entre deux pays. Car, rappelons-le une fois encore, l’UIT fait partie de l’ONU.

Institutionnellement parlant, l’UIT est donc préservé a priori de ce risque de renversement, de prise de contrôle. Les nombreuses tentatives d’introduire de nouveaux protocoles pour lutter sensément contre la pédopornographie en ligne, ou pour élargir les compétences de l’UIT, afin de mettre en place des outils de contrôles plus stricts, ont jusqu’à présent échoué. Le discours américain diffusé par Wired est donc simpliste et joue volontairement sur la peur. Trop volontairement.

Parler de la fin du Net, pour oublier le fond du problème ?

L’apocalypse Internet décrite dans les journaux américains n’est-il pas à nos portes ? A priori, non. Toutefois, le système n’est pas parfait. Les pays en voie de développement, les pays pauvres peinent à profiter pleinement de la société numérique qu’on leur fait miroiter depuis deux décennies environ. La faute à des problèmes lourds d’infrastructures dépassées ou inexistantes. Les États-Unis plaident pour que le monde soit connecté, mais ne croit qu’en l’investissement privé. Or, à l’échelle d’un pays, pour ne pas dire d’un continent, ou de grandes régions géographiques, seul l’investissement public peut être suivi d’effet. C’est d’ailleurs la position défendue par la délégation française et son ambassadeur lors de la conférence de l’UIT à Bucarest.

Notre contact nous donnait une clé de lecture intéressante : « Vous constaterez que plus un pays est développé, moins il parle d’infrastructure ». Or, sans réseau, l’économie numérique n’est rien. Une vérité qu’on a tendance à négliger, tant il est vrai par des acteurs OTT (Over The Top) semblent oublier volontiers qu’ils tirent leur force et fortune des réseaux physiques.

Or, en l’espèce, les États-Unis sont dans une situation ambivalente. Ils ont donné naissance à quelques-uns des plus grands groupes du Net au monde, et illustrent ainsi parfaitement le potentiel du modèle ouvert qu’ils vantent. Néanmoins, ils doivent se souvenir que ces géants sont nés d’un écosystème historiquement financé par la manne publique. Il est donc temps que l’UIT et les autres instances de l’ONU fassent en sorte que le terreau numérique africain et asiatique deviennent aussi fertiles qu’il peut l’être avec l’aide du reste du monde. Même si cela implique que les géants américains soient confrontés à plus de concurrents. Même si cela doit remettre en question leur domination et leur omniprésence.

C’est à ce prix que la promesse électorale de Doreen Bogdan-Martin pourra être tenue : « J’imagine une organisation à l’avant-poste d’efforts mondiaux pour atteindre les besoins en connectivité et étendre les possibilités numériques pour tous », écrivait-elle ainsi dans sa brochure de propagande électorale.

Car derrière l’enjeu de développement économique, c’est la pérennité du modèle onusien qui est en question. Pour que l’UIT continue à être pertinente et équilibrée, portée par une vision positive, il faut que tous les acteurs qu’elles représentent aient leur chance. Il faut que l’UIT soit l’outil d’un développement harmonieux et équitable, pas un outil de domination d’un camp ou d’un autre. Pas un outil où certains manipulent avec plus ou moins de douceur pour favoriser leurs intérêts.

« Le vrai enjeu de cette conférence plénipotentiaire, ce ne sont pas les élections », mettait en perspective notre contact, « mais la deuxième semaines pendant laquelle se dérouleront les négociations qui accompagneront les 190 résolutions avec beaucoup de propositions ». Le problème n’est donc pas tant qu’un candidat ou un autre soit élu, mais plutôt que l’UIT, comme l’ONU, arrive à faire ce pour quoi elle est conçue : maintenir le dialogue, préserver les équilibres, entendre les problèmes de toutes les parties, apporter des solutions, tendre vers le bien commun, et lutter au quotidien pour rendre les combats menés irréprochables, car favorables à tous. Une vision idéale, évidemment. Ce qui n’empêche pas de signifier, par un symbole ou un drapeau, à ceux qui pourraient souhaiter détruire cet idéal ou le pervertir, qu’on sait qui ils sont et qu’ils ne passeront pas…





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