« Monsieur Moog, vous ne vous sentez pas coupable ? », assène le journaliste à l’inventeur du synthétiseur moderne, venu présenter son prototype à l’université de Toronto en 1964. Quarante ans plus tard, Robert Moog garde un souvenir ému de cet incident, qu’il relate dans un documentaire consacré à ses machines. « Le tout premier retour qu’on m’ait fait, c’est [qu’un synthétiseur] ça n’était pas naturel. »
Pour comprendre l’agressivité des critiques, il faut mesurer combien les sonorités du Moog peuvent déstabiliser à l’époque, comme son allure de vieux standard téléphonique auquel on aurait raccordé un clavier par erreur. Lorsqu’on tourne le bouton de son oscillateur, la machine génère des ondes de plus en plus courtes : le son monte dans les tours, et l’on croit entendre le bruit métallique d’un moteur d’avion, se transformant bientôt en une sirène suraiguë.
Ce n’est qu’un avant-goût : le Moog peut enchaîner les surprises acoustiques pendant des heures, sa forêt de boutons rotatifs en faisant un inépuisable laboratoire sonore. « C’est le premier instrument permettant de contrôler, sans prérequis musical, l’entièreté des paramètres de la génération d’un son », juge Mikael Dürrmeier, directeur de la recherche et de la curation au Musée suisse et centre des instruments de musique électroniques, à Fribourg. En choisissant par exemple la forme des ondes, la rapidité avec laquelle elles se déploient, ou encore en modelant leur brillance au moment où elles s’effacent, le Moog permet de sculpter ses propres sons, plutôt que de produire un son unique, caractéristique, comme le ferait un violon ou un piano.
Rupture sonore
La surprise n’est pas totale : le Moog n’est pas le premier instrument à sonner « synthétique ». On peut par exemple entendre l’un de ses ancêtres, l’ondioline, dans les bandes originales de Spartacus (Stanley Kubrick, 1960) ou de La Vache et le Prisonnier (Henri Verneuil, 1959), ou dans des chansons comme L’Ame des poètes de Charles Trenet (1951). Mais, bien souvent, leurs couleurs s’approchent des instruments acoustiques, et ils sont joués avec une expressivité familière. Le Moog, lui, recèle les ferments d’une rupture sonore.
Pourtant, les groupes de musique populaire mettront longtemps à s’en apercevoir. Au milieu des années 1960, les précommandes rentrent lentement, venant essentiellement de compositeurs expérimentaux ou de publicitaires intéressés par la capacité du synthétiseur à capter l’attention. Robert Moog écoute leurs conseils pour finaliser son premier modèle commercial, le 1C, lancé en 1967.
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