La tension est palpable sous le soleil matinal du Val d’Aoste. À Verrès, au départ de l’étape 20 du Giro 2025, les coureurs s’échauffent dans le tumulte d’un public dense. Mais derrière la scène, dans l’ombre du peloton, un autre ballet se prépare : celui des voitures d’assistance neutre Shimano, les fameuses « voitures bleues » devenues incontournables dans les plus grandes courses du monde. En ce 31 mai, nous sommes à bord de l’une d’elles, pour vivre de l’intérieur ce que peu de spectateurs voient : la logistique ultra-précise d’un service technique sans maillot, mais essentiel à la course.
Une organisation militaire… mais mobile
Le service d’assistance neutre de Shimano, ce n’est pas seulement une marque visible sur le bord des routes ou sur les bidons tendus aux coureurs. C’est une organisation européenne impliquant 50 conducteurs, 50 mécaniciens, 5 coordinateurs et un manager, déployée sur plus de 450 jours de course par an sur plus de 240 courses, dans toutes les disciplines du cyclisme professionnel. « On est l’équipe la plus présente dans le WorldTour, plus que n’importe quelle équipe », nous glisse notre chaperon du jour, Massimo Subbrero, ancien directeur sportif, désormais au volant de la voiture dans laquelle nous sommes embarqués.

Sur cette 20e étape du Giro, entre Verrès et Sestrières, trois voitures d’assistance neutre sont présentes, une moto et un fourgon logistique stationné en amont pour anticiper d’éventuels transferts de matériel. Les véhicules sont répartis dans la caravane de course selon un schéma précis défini par la direction de course, afin de couvrir à la fois le peloton principal, les échappés et les attardés. « On est la seule équipe qui ne court pas, mais on est là pour tout le monde », nous explique notre chauffeur italien.

Un atelier roulant à 70 km/h
Notre véhicule du jour, la voiture numéro 1 placée juste derrière l’échappée, est une Toyota RAV4 hybride, chargée comme une véritable boutique de vélo ambulante. À l’intérieur, Diego le mécanicien de garde nous fait une visite guidée express : « On a 14 roues à l’arrière, 6 vélos complets sur le toit, une dizaine de dérailleurs, plusieurs cassettes, des pédales de tous types (SPD-SL, Look, Time, Speedplay), des outils spécifiques, et même de quoi distribuer de l’eau ou des gels si nécessaire. »
Les différents types de pédales disponibles pour les coureurs. © JSZ — 01net.com
Tous les vélos sur le toit sont équipés de tiges de selle télescopiques, un détail de design pensé pour s’adapter à n’importe quel gabarit de coureur en cas d’urgence. « On a même pré-réglé les hauteurs de selle des quatre premiers du classement général aujourd’hui », m’explique-t-il. « Si un leader crève et que sa voiture d’équipe est trop loin, on peut lui donner un vélo prêt en 20 secondes. »
Les vélos de secours sont tous équipés d’une tige de selle téléscopique et d’une gâchette pour la régler. © JSZ — 01net.com
La clé de voûte de ce dispositif est l’anticipation. Chaque jour, les mécaniciens étudient les marques et modèles utilisés par les équipes engagées, repèrent les variantes de transmission (11 ou 12 vitesses, freins à disque 140 ou 160 mm, etc.), et ajustent le contenu des voitures. « On a des roues avec tous les entraxes et toutes les compatibilités possibles », poursuit-il. « Il faut pouvoir changer une roue en moins de 30 secondes, parfois même en courant à côté d’un coureur encore en mouvement. »
Les composants d’un vélo de course ne sont pas standardisés. © JSZ — 01net.com
Une course dans la course
À mesure que la course s’élance, nous découvrons une réalité fascinante : être dans une voiture d’assistance, c’est vivre une autre course, parallèle à celle des coureurs. Le conducteur pilote avec une précision chirurgicale entre les motos de la télévision, les voitures des directeurs sportifs, les motos de commissaires et… les coureurs eux-mêmes. Le plus impressionnant reste les descentes où l’on peut atteindre 100 km/h en ligne droite sur une très étroite route de montagne, histoire de ne pas se laisser distancer par les coureurs devant et ne pas gêner ceux qui arrivent à l’arrière.

Les communications fusent via la radio : un coureur a crevé à l’arrière, une chute a eu lieu, le groupe de tête compte 30 secondes d’avance, toutes les informations de la course sont délivrées à toute la caravane en temps réel. Une autre radio interne à Shimano permet les communications entres les différents véhicules de la marque. Le conducteur ajuste sa position, prêt à bondir lorsque le peloton se scinde : « Tu dois toujours être dans le bon tempo, garder une distance de sécurité, tout en pouvant intervenir en une fraction de seconde ».

En cas de crevaison, le mécanicien saute littéralement du véhicule en marche, équipé d’une roue sous le bras, pendant que le conducteur gare la voiture en évitant de gêner la circulation du peloton. Une vraie chorégraphie à laquelle nous n’avons pas pu assister pour le plus grand bonheur des coureurs de tête, et ce, malgré une portion gravel de 8 kilomètres dans l’ascension de l’incroyable Col du Finestre à près de 2 200 mètres d’altitude. En cette fin du mois de mai, des névés sont d’ailleurs encore présents tout autour de nous !

Une logistique de course… et de course automobile
Chaque véhicule est préparé la veille dans un camp de base mobile. Shimano dispose de hubs en Espagne, au Benelux, en Italie, au Portugal et en Turquie. Le parc actuel compte 29 voitures de course, une dizaine de motos et de fourgons, tous entretenus selon un protocole strict. « On a un mélange de véhicules thermiques et hybrides », nous explique-t-on. « Les électriques ne sont pas encore assez autonomes pour tenir une étape de 300 km avec conduite sportive », contrairement à ceux par exemple de la caravane publicitaire du Tour de France, désormais presque entièrement électrique ; mais à la conduite bien plus tranquille.

Chaque année, une voiture peut parcourir jusqu’à 15 000 km en conditions de course. Les freins, suspensions, et transmissions sont soumis à rude épreuve. Et la visibilité est primordiale : tous les véhicules sont repeints dans le bleu Shimano avec des autocollants qui les rendent immédiatement identifiables pour les commissaires et les coureurs.

Le matériel embarqué, lui, représente une valeur de plusieurs dizaines de milliers d’euros : roues carbone, transmissions électroniques Di2, capteurs de puissance, pédaliers… et bien sûr des vélos complets (ici de la marque Bianchi), équipés pour résister aux pires conditions, comme celles des pavés de Paris-Roubaix ou des étapes alpines.
Technologie de pointe et standardisation impossible
Ce qui frappe en observant le matériel embarqué, c’est le niveau d’expertise requis. La diversité des composants rend toute standardisation impossible : Shimano, SRAM, Campagnolo… freins à disque, 11 ou 12 vitesses, mono ou double plateau, axes traversants ou QR, pédales de toutes marques.

Côté technologie, le service neutre doit aussi jongler avec les dernières innovations : transmissions sans fil, batteries embarquées, tiges de selle électroniques, capteurs de pression dans les pneus, systèmes tubeless haute pression… Autant de composants qui nécessitent une connaissance approfondie du fonctionnement des vélos modernes.
« On ne peut pas simplement changer une roue et dire “ça ira”. Il faut que la transmission fonctionne, que le freinage soit optimal, et que le coureur ne perde pas confiance », insiste le mécanicien. D’où l’importance du rôle : rassurer, intervenir rapidement, et parfois… réparer en roulant.
Une équipe dans l’équipe
On parle souvent des coureurs comme des héros du jour. Mais dans la voiture, nous découvrons d’autres visages, d’autres héros. Des passionnés de vélo, anciens coureurs ou ex-mécanos d’équipes pro, qui ont choisi une autre voie. Shimano met aussi un point d’honneur à constituer des équipes mixtes, avec une proportion croissante de femmes dans le peloton technique.
La cohésion est palpable. Chaque membre connaît son rôle. Il y a une vraie hiérarchie, un esprit d’équipe, une solidarité palpable en cas de coup dur. « On peut sauver la course d’un coureur, parfois sans que personne ne s’en rende compte », me dit le conducteur. « Et ça, c’est notre plus grande fierté. »
Et après ?
En fin d’étape, à Sestrières, alors que les coureurs récupèrent dans les bus d’équipe, la voiture bleue s’arrête dans une aire technique. Les roues sont inspectées, les vélos reconditionnés, les batteries rechargées, les bouteilles d’eau vidées. Une étape s’achève, une autre se prépare. Demain, même opération sur la dernière étape. Pour Shimano, le Giro n’est qu’un événement parmi d’autres : Tour de France, Vuelta, Mondiaux, JO… le ballet des voitures bleues continue, discrètement, professionnellement, avec une régularité digne des meilleurs rouages mécaniques.

Assister à une étape du Giro dans la voiture d’assistance, c’est plonger dans une autre dimension du cyclisme : un monde fait de préparation extrême, de décisions en une fraction de seconde, et d’une mission simple mais cruciale — que la course puisse continuer, quoi qu’il arrive. Le service d’assistance neutre est à la fois un symbole d’équité, un défi logistique et une vitrine technologique pour le monde du vélo. Une main invisible, prête à agir au moment où le destin d’une course peut basculer pour un simple rayon cassé ou une chaîne bloquée.
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