Des hommes politiques défunts ressuscités pour soutenir un candidat dans le Tamil Nadu ; un dirigeant d’un parti musulman entonnant des chants de dévotion hindous ; des stars de Bollywood d’habitude très discrètes, Ranveer Singh et Aamir Khan, critiquant ouvertement le premier ministre indien et apportant leur soutien au Congrès, le principal parti d’opposition… L’Inde est entrée de plain-pied dans l’ère de l’intelligence artificielle, à l’occasion des élections générales qui doivent durer jusqu’au 1ᵉʳ juin.
Les deepfakes (ou hypertrucages), ces vidéos reproduisant à s’y méprendre visages et voix et pouvant servir à propager de la désinformation, ont envahi les réseaux sociaux, comme les fake news avaient déjà marqué la campagne de 2019. Depuis une décennie, l’Inde a en effet un temps d’avance dans l’utilisation partisane des outils de communication numériques. Pour le meilleur, mais surtout le pire.
En cause : l’absence de législation, la disponibilité de technologies de moins en moins onéreuses et des candidats prêts à tout pour convaincre les électeurs et ruiner la réputation de leurs adversaires. Le risque est grand dans un pays hyperconnecté – 800 millions d’Indiens sont reliés à Internet – et où une grande partie de la population, non éduquée et peu armée pour démêler le vrai du faux, est réceptive à ces messages. Le paysage médiatique indien est déjà traditionnellement pollué par la désinformation et la propagande, relayées par des médias majoritairement acquis au pouvoir.
Un premier ministre soudain polyglotte
Doté de moyens financiers considérables, le Bharatiya Janata Party (BJP, Parti du peuple indien) s’est immédiatement emparé de ces nouvelles techniques pour faire la promotion de son leader, Narendra Modi. Le premier ministre sortant, candidat à un troisième mandat successif, avait dès 2014 utilisé des hologrammes pour démultiplier ses interventions dans le pays. Cette fois, il a fait appel à une entreprise spécialisée dans l’intelligence artificielle pour traduire en temps réel, avec sa voix, ses discours dans plusieurs langues vernaculaires qu’il ne maîtrise pas.
Lui qui ne parle qu’hindi et gujerati s’exprime ainsi avec aisance en kannada, tamoul, telugu, malayalam, bengali, oriya, penjabi et marathi. Le candidat a également fait diffuser à grande échelle, via la messagerie WhatsApp, des vidéos dans lesquelles il s’adresse personnellement aux différents utilisateurs, en les appelant par leur prénom.
Le parti au pouvoir a aussi promu un deepfake satirique, dont il n’est pas possible de tracer l’auteur, mettant en scène le chef du gouvernement de Delhi, Arvind Kejriwal. Considéré comme l’un des principaux opposants à Modi, il a été arrêté le 21 mars dans le cadre d’une fumeuse histoire de corruption, avant d’être libéré le 10 mai sur ordre de la Cour suprême. La fausse vidéo, diffusée juste après son interpellation, montre le détenu derrière des barreaux, grattant une guitare et chantant (faux) un couplet d’une chanson populaire de Bollywood : « Oubliez-moi, car vous devez maintenant vivre sans moi. »
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