Arnaque crypto ou simple erreur de gestion d’un projet pas encore mature ? Trois jeunes ingénieurs viennent de comparaître devant le tribunal judiciaire de Paris pour des accusations d’escroquerie et de blanchiment, ce mercredi 24 mai. Ils sont soupçonnés d’avoir mené une arnaque avec un contrat intelligent hébergé sur Arbitrum, un dérivé de la chaîne de blocs Ethereum.
En septembre 2021, ils avaient réussi à faire main basse sur 925 ethereum, soit environ 2,5 millions d’euros. Un transfert litigieux conséquent provenant d’un investisseur vivant à Singapour, par ailleurs trader chez Binance, le leader mondial des plateformes d’échange crypto, qui avait déposé plainte le 20 septembre.
27 secondes
Ce 13 septembre, Slimane, Gabriel, et Pierre-Etienne, des jeunes ingénieurs de l’Ouest de la France pas encore trentenaires, sont en train de peaufiner les contours d’un nouveau contrat intelligent de leur projet ArbiApe. Avec ce smart contract, les ingénieurs cherchent à s’inspirer du succès foudroyant d’Arbinyan. Ce “farming”, ce contrat captant des crypto actifs en échange de la génération d’intérêts, avait en effet réussi à attirer une foule d’investisseurs quelques jours plus tôt.
Comme cela se fait souvent dans la crypto, l’Arbiape est quasiment un clone d’Arbinyan, à quelques différences près, comme pour les frais de retrait, nuls pour le « Nyan ». A 11h04, le contrat est déployé. Mais si au départ les frais de retrait sont fixés à 2 %, à 11h38 ils bondissent à 100 %, avant ensuite à 11h49 d’être rabaissés à zéro. Sauf qu’entre-temps, un investisseur a investi à 11h47 925 ethereum avant de demander 27 secondes plus tard la clôture du contrat.
Résultat: ce dernier perd la totalité de sa mise et ses fonds sont automatiquement transférés sur le portefeuille des trois ingénieurs. L’investisseur singapourien devra finalement attendre seize mois pour récupérer ses fonds. Une remise encadrée par un deal avec les trois prévenus, qui prévoit son retrait de la procédure judiciaire en échange du remboursement de ses ethereum.
Peines de prison avec sursis et lourdes amendes
Une affaire caractéristique pour le parquet d’une escroquerie suivie d’une opération de blanchiment. L’enquête judiciaire avait été appuyée par un rapport d’expertise. Ce dernier soulignait la déloyauté autour de la valeur réelle des frais de retraits: derrière le taux de 2% affiché dans le code, il existait un mécanisme de mutabilité. Et il estimait que les changements brusques des frais étaient révélateurs d’une intention malveillante.
“La plupart des escroqueries reposent sur la cupidité”, rappelle la vice-procureure Louise Neyton, qui a requis des peines de 8 à 12 mois de prison avec sursis, assorties d’amendes allant de 10 000 à 50 000 euros et d’une publication du jugement sur des sites spécialisés sur la crypto. Selon la magistrate, les trois prévenus, identifiés grâce au concours de Binance et d’OVH, avaient supposé que des investisseurs pressés, attirés par ce nouveau produit crypto synonyme d’importants gains pour les premiers entrants, “n’auraient pas le temps de décortiquer les petites lignes du contrat intelligent” et passeraient ainsi à la caisse.
“Nous étions encore en phase de test”, se défend au contraire Slimane, qui venait alors de sortir d’une nuit blanche passée à travailler sur ce projet. Et de préciser que ce jour-là, le nouveau contrat intelligent, en version beta, n’avait pas encore été annoncé sur les réseaux sociaux du projet, un salon Discord, une chaîne Telegram et un compte Twitter. “Nous ne nous attendions pas à ce quelqu’un investisse et retire immédiatement ses fonds, nous n’avions pas prévu ce comportement”, déplore-t-il.
Le renvoi, une opération trop risquée
Pourtant, une fois en possession des 925 ethereum, les trois ingénieurs ne vont pas être pressés de les rendre. Renvoyer les crypto sur le portefeuille émetteur? Une opération trop risquée, assurent-ils aux juges. “Mais c’est le problème du propriétaire du compte, et la situation est là même en cas de retrait automatique”, s’étonne le président du tribunal.
“On estimait qu’il y avait des frais et qu’il y avait matière à négociation”, finit par préciser Slimane. Les trois ingénieurs, qui consultent un cabinet d’avocats, ne laissent pas le magot dormir. Les ethereum ont été transférés à peine heure après l’opération vers trois autres portefeuilles avant d’être envoyés, pour une partie des fonds, vers le mixeur Tornado Cash.
“Nous nous disions qu’il ne fallait pas perdre d’argent – même si au final nous n’aurions eu qu’une part minime – à cause des fluctuations du marché”, justifie Gabriel. Quant à l’usage du mixer, les ingénieurs l’expliquent par leur souhait d’investir dans des NFT sur Binance. Or cette plateforme avait gelé leurs comptes, un gel visiblement lié à la mésaventure de l’investisseur singapourien.
Conversations “peu reluisantes”
Des explications qui sont mises à mal par la lecture, par la vice-procureure, de messages retrouvés par les enquêteurs où les trois ingénieurs exultent. “C’est tellement drôle de manipuler sur Discord les lemmings”, dit l’un à propos des investisseurs, “on a win le ponzi bro”, dit un autre, “faudra qu’on blanchisse en achetant des NFT”, signale enfin l’un des mis en cause.
“Ce sont des conversations peu reluisantes”, convient Me Romain Chilly, l’un des avocats des prévenus.
Mais, rappelle-t-il, il s’agit de trois jeunes d’une vingtaine d’années “qui se retrouvent de façon non légitime avec 2,5 millions d’euros”. “Alors oui, ils perdent un peu pied, ils pensent qu’ils vont pouvoir conserver une partie de l’argent”.
Cependant, ajoute l’avocat, “cela démontre une éventuelle mauvaise foi, pas des manœuvres frauduleuses”. Car pour la défense, le contrat intelligent était « parfaitement accessible et transparent », bien loin des techniques de porte dérobée ou classiques “rug-pull”, ces escroqueries qui ternissent l’image de la crypto.
“Ne faites pas de ce dossier le procès de la finance décentralisée”, plaide d’ailleurs Romain Chilly. Les absents ayant toujours tort, ses confrères remarquent que le singapourien lésé, pas un investisseur lambda au vu de ses capacités financières, assumait lui aussi cette “part de risque”. “Dans cette histoire, il décide d’aller beaucoup trop vite. Mais il avait la possibilité d’agir autrement”, pointe Me Antoine Ory. Le délibéré sera rendu le 21 juin.