A l’auberge Teradaya où nous logeons incognito, la chambre d’à-côté est occupée par un écrivain en panne d’inspiration qui nous implore de l’aider. Ce personnage désespéré, Sosaku Natsumi, n’est autre que l’alter ego pathétique du célèbre auteur de Je suis un chat, Natsume Soseki. Dans ce roman populaire japonais de 1906, le narrateur est un félin un brin arrogant qui observe avec une distance amusée l’étrange quotidien de ses maîtres humains.
Tirée du dernier épisode paru à l’étranger de la série de jeux vidéo Yakuza, cette anecdote illustre comment, depuis ses débuts en 2005, la saga a su essaimer la grande histoire nationale du Japon, tout en chroniquant en temps réel les vicissitudes tragicomiques de sa société. Objet vidéoludique sans équivalent, Yakuza a ainsi surgi comme une réponse orientale à Grand Theft Auto mais marquée par l’histoire de son éditeur, Sega. On y trouve l’influence de Shenmue (1999), avec son simulateur hyperréaliste de vie japonaise et son déploiement cinématographique de récits fleuves, associée à l’action débridée des grandes heures de l’arcade.
Si Yakuza a d’abord été conçue pour un public de niche – celui des adultes masculins japonais, avides de polars castagneurs et de frivolités citadines –, la série est parvenue à toucher des cercles d’amateurs en dehors de l’archipel. Une part croissante de joueurs occidentaux férus de culture populaire japonaise s’est depuis plongée dans ses intrigues policières tarabiscotées, bâties sur des familles de personnages revanchards et ambigus. A l’heure des réseaux sociaux, les saynètes absurdes dont Yakuza a le secret ont fini par susciter un engouement viral, à tel point que les adaptations en langues étrangères de la franchise, un temps rares, sont devenues la norme. C’est dans ce contexte que nous arrive Like A Dragon : Ishin !, réédition d’un excellent spin-off samouraï paru en 2014 et enfin disponible en français.
Le sabre et le chrysanthème
Pour cet épisode dérivé, Yakuza troque les néons effervescents des quartiers rouges japonais, cadre habituel de la série, contre une reconstitution historique de l’ancienne capitale impériale. Le jeu se déroule à la toute fin de l’époque Edo (1600-1868), alors que le Japon rouvre ses frontières après plus de deux cents ans d’isolationnisme, passant de l’ère féodale à l’époque moderne. Romanesque, Ishin ! fait se télescoper deux figures majeures de ce moment charnière : celle, d’abord, de Sakamoto Ryoma, le plus célèbre samouraï de l’histoire, qui fut l’un des artisans de la restauration impériale de Meiji ; celle, ensuite, du Shinsen gumi, une milice d’épéistes impitoyable aux ordres du shogun qui fit régner l’ordre et la terreur dans les rues de Kyoto alors que les loyalistes de l’empereur voulaient reprendre le pouvoir. Cette double évocation historique sert de point d’appui à un récit retors mêlant complots politiques, mythes nationaux et mélodrame social.
A la manière d’une fresque cinématographique, Ishin ! lorgne du côté du film de sabre et, plus encore, du ninkyo eiga, un genre de cape et d’épée qui consacre l’esprit chevaleresque des ancêtres des yakuzas. Aussi Ishin ! illustre-t-il le conflit moral entre le code d’honneur de ces hors-la-loi se rêvant en défenseurs des opprimés et la lâcheté crapuleuse de leur devenir moderne, ici symbolisé par l’arrivée des armes à feu occidentales. En outre, le jeu se réclame du feuilleton télévisé populaire en transitant sans retenue entre l’épique et le trivial, avec cette idée géniale de « faire interpréter » la plupart des rôles aux personnages habituels de la saga Yakuza, comme pour mieux nous conter la genèse des gangsters japonais.
Imprimer la légende
Fidèle à la formule quelque peu rébarbative des Yakuza, l’intérêt d’Ishin ! tient moins à la réussite de ses systèmes de jeu qu’à la jubilation provoquée par le mélange incongru de ses propositions. Jeu de rôle, il nous fait parcourir les allées un brin dégarnies du Kyoto de 1867 en amassant de l’expérience, des armes personnalisables et des orbes servant à accroître les caractéristiques de notre personnage. Jeu d’action, il nous jette sans arrêt dans des joutes brutales au katana ou des rixes au poing.
Jeu de tourisme local, il nous assoit aux tables des échoppes pour déguster mets et sakés, nous emmène aux bains publics et au karaoké, où nous entonnons des chants samouraïs à tue-tête. Jeu de simulation agricole, il nous permet de nous échapper à la campagne pour y faire pousser radis, carottes ou choux, aussi longtemps qu’on le souhaite. Jeu aux mille distractions, il nous invite à tuer le temps en pêchant ou en servant des nouilles dans une gargote du centre-ville.
A tout cela, il faut ajouter d’innombrables quêtes optionnelles qui composent autant de portraits en mode mineur de la société japonaise d’hier et, par extension, d’aujourd’hui. Tour à tour grivoises, douces-amères, nigaudes ou attendrissantes, ces histoires s’achèvent toujours en bagarres burlesques. Cette joyeuse pantalonnade constitue l’envers comique de la grande tragédie de vengeance et de vérité que nous conte Ishin ! côté pile. De ce drôle de mélange résulte une fable héroïque sur la naissance de la démocratie au Japon. Et bien que la fiction soit ancrée dans la réalité, elle se trouve ici magistralement transcendée par les puissances fantaisistes du jeu vidéo.
L’avis de Pixels en bref
On a aimé :
- la relecture rocambolesque d’une page décisive de l’histoire japonaise ;
- la tension narrative et irrévérencieuse de la formule Yakuza portée à son paroxysme ;
- passer des nuits entières à jouer à chifoumi avec les courtisanes de Gion.
On n’a pas aimé :
- la répétitivité et le caractère dilué de l’expérience, inhérents à la série.
C’est plutôt pour vous si…
- vous êtes féru d’histoire féodale japonaise, de films de katana ou des jeux Yakuza ;
- vous voulez aborder la série par son versant le plus exotique et pointu.
Ce n’est plutôt pas pour vous si…
- vous craignez de vous perdre dans une reconstitution historique détaillée et complexe ;
- vous n’aimez pas les tunnels de texte ou de cinématiques narratives.
La note de Pixels :
6 samouraïs sur 7.