TikTok, l’un des derniers réseaux sociaux étrangers à être toujours en activité en Russie, respecte-t-il réellement ses engagements dans ce pays ? Pas vraiment, à en croire un rapport publié mercredi 10 août par Tracking Exposed, une ONG qui passe au crible la politique de TikTok depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, il y a cinq mois et demi. Ses chercheurs accusent notamment la plate-forme de rendre accessibles des contenus qui ne sont plus supposés l’être en Russie.
Pour comprendre ce qui est reproché à TikTok, il faut revenir à ses déclarations passées. Le 6 mars, le réseau social chinois annonçait suspendre la publication de contenus depuis le sol russe afin, selon ses propres termes, d’assurer « la sécurité de [ses] collaborateurs et de [ses] utilisateurs ». Pour la société, il s’agissait d’une mesure d’une précaution nécessaire au regard d’une nouvelle loi imposée par le Kremlin, qui prévoit des peines allant jusqu’à quinze ans de prison pour toute personne, russe ou étrangère, qui propagerait des « informations mensongères sur l’armée » ou sur l’invasion, qualifiée d’« opération spéciale ». La plate-forme est même allée plus loin que le blocage des contenus en provenance de Russie puisque, selon les constatations de Tracking Exposed faites dès les premiers jours du conflit, elle a également très vite rendu impossible la consultation de contenus étrangers depuis le territoire russe. Une mesure dont la mise en place n’a été officialisée par TikTok que bien plus tard, le 30 juin.
« Shadow promotion »
Théoriquement donc, depuis le début de mois de mars, les utilisateurs de TikTok en Russie n’ont accès qu’aux contenus datant d’avant la guerre et publiés depuis le sol russe. Sauf qu’après avoir démontré au travers de deux études (une en mars, l’autre en avril) que cette politique avait été appliquée de manière sporadique, bénéficiant aux comptes propagandistes pro-Kremlin, les chercheurs de Tracking Exposed ont à présent découvert une nouvelle faille : si une nouvelle vidéo, russe comme étrangère, est publiée sur TikTok, elle n’apparaît effectivement pas sur le profil de son auteur, mais elle peut en revanche, poussée par l’algorithme, figurer dans la page « Pour toi » (« For you ») des internautes russes s’ils se sont abonnés à l’auteur en question. Or, bien plus que les pages de profils, la page « Pour toi » est le biais principal par lequel les utilisateurs consomment du contenu sur TikTok.
Sur les sept comptes étudiés par l’ONG, qu’il s’agisse de divertissement (Charli d’Amelio ou le Dynamo Kiev), d’un média étranger (la BBC) ou d’un média russe (Sputnik), le constat est ainsi le même : alors qu’ils ne semblent n’avoir rien publié depuis des mois, à en juger par leurs profils, l’algorithme de TikTok propose bien à ses internautes russes, via la page « Pour toi » de l’application, des contenus créés par ces mêmes comptes bien après la mise en place de l’interdiction officielle, comme ici avec cette vidéo de Sputnik, publiée le 17 mai.
Ce phénomène est qualifié de « shadow promotion » par les chercheurs : là où le « shadow banning » consiste pour une plateforme à limiter sans le dire l’exposition d’un contenu, le « shadow promotion » revient, à l’inverse, à promouvoir discrètement des contenus théoriquement interdits. Tracking Exposed constate par ailleurs que certains comptes certifiés en Russie ne semblent faire l’objet d’aucune limitation en matière de publication : ils peuvent diffuser de nouveaux contenus depuis le territoire russe et ces derniers apparaissent de la même manière sur leur page pour tous les utilisateurs, qu’ils soient russes ou d’ailleurs.
Manque de transparence
Sans être en mesure d’être plus précise, TrackingExposed estime que l’accès aux contenus récents et internationaux a été rétabli en Russie entre mai et juillet 2022, à nouveau sans annonce officielle de TikTok. « Il est possible que le fait de n’avoir que de vieux contenus sur la plate-forme ait généré un désengagement des utilisateurs », avance Marc Faddoul, codirecteur de l’organisation et cosignataire du rapport. Selon le document, la plate-forme aurait ainsi pu chercher à maintenir « en surface » un semblant de conformité vis-à-vis de sa position officielle tout en permettant, dans une certaine mesure, de la contourner afin de ne pas faire fuir ses utilisateurs en Russie. L’étude n’écarte toutefois pas la possibilité également d’une « erreur technique », les recommandations algorithmiques n’ayant potentiellement pas été mises à jour assez vite par TikTok.
Contactée, l’entreprise n’a pour l’heure pas donné suite aux sollicitations du Monde. Mais que l’exécution de sa politique en Russie fluctue ainsi de façon accidentelle ou volontaire, la conclusion est la même, regrette Marc Faddoul :
« Même quand la plate-forme prétend bannir des contenus, on constate qu’ils peuvent malgré tout apparaître de manière algorithmique. On voit une fois de plus le besoin de transparence et d’audit des systèmes de recommandations, qui sont aujourd’hui complètement opaques. »
Le chercheur rappelle que TikTok fait partie des signataires du nouveau code de conduite européen, qui oblige les grandes plates-formes à faire davantage preuve de transparence quant à leur fonctionnement. Dans leur rapport, les auteurs disent également espérer que le Digital Service Act, voté par le Parlement européen le 5 juillet, poussera davantage les réseaux sociaux à ouvrir leurs portes.