L’agriculture transformée par les données

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En 2010, dans son livre « The New Normal« , Peter Hinssen examinait la manière dont les entreprises devaient adapter leur stratégie dans une industrie « frappée par la révolution numérique », c’est-à-dire dont plus de la moitié de ses échanges et interactions se font avec l’aide du numérique. À ce moment-là, la « nouvelle normalité » devient le numérique, et l’ancienne l’exception, comme aujourd’hui avec les disques vinyles, toujours là mais devenus vintage.

À l’époque, on ne parlait pas encore de transformation digitale, mais elle était déjà là.

Cette transformation par les données se répandait dans quelques industries comme celle de la musique, qui a vu son produit devenir numérique puis ses canaux de distribution aussi via l’Internet. À cette époque Netflix remplace ses envois de DVD par le streaming et on connait la suite. Dans cette nouvelle normalité, de nouvelles règles s’appliquent, comme la tolérance zéro pour les pannes numériques, l’attente d’un accès numérique à tout moment et en tout lieu mais surtout les règles des industries changent et font émerger de nouveaux acteurs comme on a pu le voir avec « l’ubérisation ».

Ce livre abordait également la réponse organisationnelle des entreprises confrontées à ces changements, en conseillant la fusion entre l’informatique et les métiers, et des systèmes plus agiles que les grandes informatiques de l’époque. C’est, sans aucun doute, un des ouvrages qui a le plus donné une vision correcte et toujours pertinente du numérique, même 11 ans plus tard.

La transformation des industries s’étale donc sur des dizaines d’années, et toutes ne commencent pas en même temps.

Récemment, la crise sanitaire a accéléré certaines transformations comme la nouvelle normalité des petits paiements qui est devenue la carte bancaire sans contact. Les espèces sont encore triées par des machines sans contact, mais plusieurs pays comme la Finlande, la Belgique ou l’Irlande, ont décidé carrément de supprimer les espèces… sans trop savoir comment s’y prendre 😉 

Poursuivons ce billet en explorant une industrie qui n’a pas encore atteint la nouvelle normalité mais que le numérique est en train de transformer à son rythme. Il s’agit de l’agriculture. Le tout début de ce type de transformation nous en apprends parfois beaucoup sur les industries plus engagées dans la transformation.

Pour aborder la transformation numérique d’une industrie, il faut remonter la chaîne jusqu’au consommateur, et ne pas s’arrêter aux limites des codes NAF. C’est ce qui été montré pour l’agriculture dans un billet précédent sur l’émergence des usages (FoodTech, innovons ensemble) puis l’entrée du geste de scan dans les magasins (Scanner pour mieux manger) avec le développement des applications comme Yuka ou la co-conception de produits avec C-qui-le-patron.

L’appétence du consommateur pour la donnée est donc bien ancrée.

De l’autre côté de la chaine Production-Transformation-Distribution-Consommation, le numérique se développe dans les exploitations. Les travaux de l’ESA Angers sur les mutations agricoles, qui explorent le métier d’agriculteur de demain sur le plan sociologique et économique, complètent la vision technologique du numérique. Ils témoignent d’un changement progressif d’adoption du numérique, par tâtonnements, avec un rôle important des chambres d’agricultures qui jouent le rôle du conseil dans les autres industries.

Sans surprise, ceux qui s’approprient le plus le numérique sont ceux qui disposent du capital culturel (diplômes) et du capital économique, ce qui montre à la filière tout l’enjeu d’attirer les talents et le capital pour la reprise des exploitations (dans les 10 ans la moitié des agriculteurs vont partir en retraite). Les taux d’équipements sont donc constatés plus élevés dans les plus grandes exploitations, ou dans les petites exploitations, quand elles s’emparent de la communication et de la vente directe aux particuliers, donc quand elles simplifient la chaîne du producteur au consommateur.

Une autre caractéristique de l’adoption dans l’agriculture est la recherche du gain de temps pour les agriculteurs, dont l’effectif est réduit, et de la productivité ou des rendements. Ainsi, le développement des robots se retrouve au démarrage de la numérisation dans cette industrie (drones, trayeuse automatiques, suivi médical des animaux, …), de façon similaire au secteur industriel pour la production en usines.

Cependant, on n’en est pas encore arrivé à une nouvelle normalité, et on est toujours dans l’automatisation et l’accompagnement de ceux qui y voient encore un facteur de risques ou une menace. C’est tout l’enjeu des chambres d’agricultures que de réussir à déplacer le curseur.

Les technologies à potentiel sont donc celles de l’internet des objets, et des objets connectés, jusqu’aux véhicules autonomes.

Elles permettent de couvrir l’étendue des exploitations et de transformer certaines activités en s’appuyant sur les données, comme veiller ou surveiller les cultures, les animaux, optimiser des traitements et même faire du prédictif (maladies, marchés, …). De multiples startups et entreprises du numérique commencent à y voir un potentiel de développement de leurs solutions s’ils arrivent à montrer aux agriculteurs la valeur des données et les capacités de massification de ces données avec des capteurs dans les exploitations, des images satellites ou des drones.

Le numérique se développe donc aux deux extrémités de la chaîne, là où les forces de transformation, l’expérience client et la productivité, sont les plus fortes. Mais le potentiel de développement est aussi entre ces deux extrémités, dans les métiers de la transformation et de la distribution, et notamment dans la traçabilité de la chaîne alimentaire qui sera amenée par le numérique. Elle permet de retracer l’historique, l’application ou la localisation d’un produit au moyen de données enregistrées.

L’efficacité d’un système de traçabilité dépend donc de cette capacité à enregistrer des données automatiquement et ne pas reposer que sur des saisies manuelles et déclaratives. C’est tout l’enjeu de l’Internet des objets que de le rendre possible. Elle est aussi dépendante de la capacité d’échanger des données avec les autres acteurs, ce qui milite pour le développement d’interopérabilité des systèmes.

La circulation des données est l’enjeu de toute la filière, et c’est encore le maillon faible.

Une des perspectives pour doper cette interopérabilité, c’est l’émergence de plateformes, partagées entre plusieurs acteurs, voire souveraines, stimulant la production de données par le potentiel de leur valorisation dans de nouveaux usages. On peut par exemple citer le lancement l’an dernier de AgDataHub lancé pour répondre aux besoins des agriculteurs et des filières, et les accompagner dans une démarche de standardisation collective et structurée et stimuler le développement du numérique agricole. 

 

Les données sont donc en train d’irriguer toute la chaîne de valeur de l’agriculture. Mais ce n’est pas la seule force de transformation. L’agriculture est aussi au cœur d’une seconde transition, la transition écologique, et la donnée peut également l’aider.

L’agriculture doit quitter le paradoxe actuel d’être dénoncée pour son impact environnemental, lié par exemple à la production de la viande ou de produits laitiers, alors qu’ elle est un formidable piège à carbone – dans les sols et les cultures – dont le bilan pourrait largement compenser ses externalités. D’une certaine façon on retrouve avec l’agriculture le même paradoxe qu’avec l’informatique, qui peut être le problème vu de l’impact environnemental, mais aussi la solution quand elle réduit les déplacements ou optimise les consommations énergétiques des autres industries(voir L’informatique peut-elle être durable ?)

L’urgence climatique fait que les trajectoires durables ont depuis longtemps été manquées (les fameux 2%) et que nous allons avoir besoin de solutions pour piéger le carbone en l’extrayant de l’atmosphère. Les sols du monde contiennent trois fois plus de carbone qu’actuellement dans l’atmosphère et ils peuvent en contenir plus. Les agriculteurs seront aussi les premières victimes des effets du changement climatique.

Le consensus pour changer les pratiques agricoles conventionnelles qui libèrent du carbone, commence à émerger, et au contraire cultiver les aliments pour transformer les terres agricoles en puits de carbone. On comprend facilement que le reboisement et la conservation des forêts permettent d’extraire le carbone de l’atmosphère par la photosynthèse, à nous de comprendre que ça marche pareil avec ce que nous mangeons !

Dans ce contexte, l’enjeu des données c’est aussi d’inciter à adopter ces nouvelles pratiques et de stopper les subventions des pratiques actuelles en donnant aux acteurs qui les pilotent la clef pour le comprendre. La teneur en carbone du sol et les crédits carbones, par exemple, peuvent devenir des données, mesurées qui s’échangent et valorisent l’impact réel du monde agricole. Mais pour cela il faut au préalable construire les plateformes de données du monde agricole, qui représente son activité.

Comme Peter Hinssen l’avait décrit il y a plus de 10 ans, l’agriculture est l’industrie suivante dans la liste de celles, où la nouvelle normalité sera de reposer sur un socle de données et des échanges, sans bien sûr renoncer à ses fondements, qui restent ce lien privilégié direct avec le vivant. C’est d’ailleurs ce qui en fait une industrie à part, avec une chaîne de valeur intégrée.





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