« Cinématique », « gameur », « ludification », ou encore « rejouabilité »… Depuis 2020, les dictionnaires Larousse et Robert ont fait place à une dizaine de mots du jeu vidéo. Dans l’absolu, cette vague reste marginale comparée au vocabulaire sanitaire et sociétal, dominant parmi les entrées du dictionnaire depuis l’apparition du Covid-19. Mais au sein de la sous-catégorie des arts et loisirs, la manette est le média qui connaît la plus grosse progression lexicale.
Certains termes grand public avaient déjà fait leur entrée avant la pandémie, comme l’« e-sport », le sport électronique. Ils ont été rejoints par des termes plus spécifiques (« boss », « ludification », « rejouabilité »). Ils ne sont pas récents. Le Monde employait d’ailleurs déjà le terme « vidéoludique » depuis 2003, « jouabilité » depuis 2001 et « game designer » depuis 1995. Et ceux-ci circulaient depuis bien plus longtemps encore chez les joueurs et la presse spécialisée.
Pour Boris Krywicki, docteur en médias et communication au Liège Game Lab de l’université de Liège (Belgique) et coauteur de Presse Start. 40 ans de magazines de jeux vidéo en France (Omake Books, 2020), le décalage saute aux yeux :
« Il y a des implémentations [dans les dictionnaires] qui paraissent assez tardives comme game designer, un métier qui n’est pas récent, ou e-sport, discipline qui était déjà populaire dans les magazines des années 2000. »
Certains mots sont même déjà presque obsolètes, remarque-t-il, comme « jouabilité », qui était un des critères de notation dans les tests des journalistes spécialisés des années 1990, avec les graphismes, la durée de vie ou la bande-son. « Mais, aujourd’hui, plus personne ne dit ça. Il y a aussi l’anglicisme “boss”. Le terme existe toujours, mais c’est typiquement un mot qui a émergé il y a trente ans et qui n’est plus aussi incontournable qu’il l’a été. »
Boss nom. Ennemi(e) puissant(e) qu’il faut battre pour accéder au niveau suivant (d’un jeu). (Le Robert, 2023)
« Il y a un effet de rattrapage », reconnaît Géraldine Moinard, directrice de la rédaction des éditions Le Robert. « On considère que ce domaine-là est important et que les termes les plus importants doivent figurer dans un dictionnaire de culture générale », ajoute-t-elle. Le jeu vidéo profiterait également, en creux, de l’épuisement de certaines catégories voisines.
« Il y a dix, quinze ans, on entrait beaucoup de nouveaux mots de l’informatique qui désignaient surtout le matériel et les logiciels, puis les réseaux sociaux ont pris le relais. Ces dernières années, on a constaté que cela s’essoufflait, pointe Carine Girac-Marinier, directrice du département dictionnaires chez Larousse. Peut-être aussi qu’on avait bien enrichi le lexique. Mais le vocabulaire ludique du jeu vidéo se déployait, avec davantage d’articles dans la presse généraliste, et un emploi bien moins confidentiel qu’il a parfois pu être il y a vingt ou trente ans. »
Grand gagnant du confinement
De fait, la pratique du jeu vidéo a explosé pendant la pandémie de Covid-19. Tandis que le cinéma tirait la langue, les confinements successifs ont encouragé des millions de personnes à reprendre manettes et claviers, notamment pour compenser la privation d’expériences sociales dans des jeux multijoueurs en ligne. « L’essor du jeu vidéo s’est encore renforcé, avec 53 % de joueurs pendant le confinement, contre 44 % en 2018 », observe l’enquête « Pratiques culturelles en temps de confinement » réalisée à la demande du ministère de la culture auprès de 3 000 Français de 15 ans et plus.
Commercialement aussi, l’année 2020 a été historique pour le secteur, avec plus de 1,2 million de jeux vendus et 5,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires en France, selon le bilan du Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs, qui ne représente qu’une partie des acteurs. En témoigne le succès de l’adorable simulation de vie Animal Crossing : New Horizons, écoulé au niveau mondial à plus de 31 millions d’exemplaires en 2020 – record pour un jeu Nintendo –, ou l’essor inattendu d’Among Us, un jeu d’enquête cartoonesque confidentiel depuis sa sortie deux ans plus tôt, devenu une sensation planétaire.
Game designer nom. Concepteur de jeux, spécialement de jeux vidéo. (Larousse, 2022)
Même si elle peut sembler tardive, l’intégration de ce vocabulaire est aussi une forme de reconnaissance. « C’est important que le mot “game designer” soit dans le dictionnaire », remarque Boris Krywicki. « Cela permet pour le grand public de comprendre qu’un jeu vidéo ne naît pas de toutes pièces et participera, je l’espère, à mieux identifier ses nombreux métiers. »
« Game over » avant le dico
Et maintenant ? Le chercheur belge confie qu’il aimerait voir apparaître un jour dans les pages des dictionnaires d’autres termes associés à l’analyse esthétique du jeu vidéo ou à son industrie. Il prend pour exemple le « crunch », qui désigne le travail excessif imposé par certains studios dans les phases finales du développement d’un jeu vidéo. Cette pratique est régulièrement dénoncée et fait l’objet d’enquêtes de presse depuis une décennie.
Beaucoup d’autres termes du jeu vidéo, comme « bot » (un adversaire contrôlé par l’ordinateur) ou « PNJ » ( « personnage non joueur », un figurant informatique, souvent chargé de donner la réplique dans les jeux narratifs) attendent encore la reconnaissance de la bible de la langue française. Mais dans ce domaine en perpétuelle mutation, le vocabulaire change parfois rapidement, prévient Boris Krywicki.
Vidéoludique adjectif. Relatif aux jeux vidéo. (Larousse, 2023)
Les mots « cédérom » et « disquette souple » ont beau avoir eu leurs entrées dans le Larousse et le Robert, les moins de trente ans n’ont sûrement jamais eu l’occasion de les prononcer. D’autres n’ont même pas eu cette chance, comme la « soluce » (« solution »), un terme employé dans les magazines spécialisés et ringardisé par Internet, ou les « bits » qui quantifiaient la puissance des consoles d’antan. Autant de termes tombés en désuétude – le game over des mots – avant même d’avoir eu l’honneur d’une définition.