Pavel Durov, à la tête de la messagerie Telegram, va-t-il être mis en examen ? Alors que la garde à vue du milliardaire franco-russe vient de s’achever ce mercredi 26 août, selon l’AFP, les questions restent nombreuses depuis que le Franco-russe, fondateur de la plateforme aux 950 millions d’utilisateurs dans le monde, a été interpellé au Bourget samedi 24 août.
Comme cela a été maintes fois rapporté (mais en premier, par TF1), le point de départ de cette affaire inédite en France, et dans le monde, commence samedi dernier dans la soirée. Pavel Durov est mis en garde en vue à son arrivée à l’aéroport du Bourget. Mais pour certains, « l’affaire Durov » aurait débuté bien plus tôt.
Notre couverture de l’affaire Pavel Durov
D’abord, il y a eu « des signes annonciateurs de la politique de l’État français vis-à-vis des plateformes », rappelle Thibault Guillemin. Pour preuve, l’associé chez Racine et spécialiste du droit pénal des affaires cite, entre autres, la suspension inédite de TikTok en Nouvelle-Calédonie, ou les positions publiques de Thierry Breton, pour l’Union européenne (UE), concernant X. L’histoire s’enclenche réellement lorsqu’un canal Telegram, qui diffuse des contenus problématiques, est repéré par des enquêteurs français. Ces derniers cherchent à obtenir des informations sur l’identité de ces auteurs, rapporte l’Informé, le 26 août dernier.
Une réquisition envoyée directement à Telegram début août
« Un officier de police judiciaire, sous contrôle d’un membre du parquet, va, plutôt que de passer par la coopération internationale (la procédure régulière, voir encadré ci-bas NDLR) envoyer directement, début août, une réquisition, une demande d’information à l’adresse de Telegram qui est dans les îles vierges britanniques, son siège social », détaille Alexandre Archambault, avocat en droit du numérique.
Après l’envoi de la missive, les semaines passent, mais aucune réponse ne parvient dans l’Hexagone. Il faut dire que Telegram est connu pour être la plateforme qui collabore le moins parmi ses homologues du Web. « Ce refus de collaborer n’est pas étonnant, car le postulat de départ de Pavel Durov, c’est d’être contre la régulation d’Internet », confirme Mathilde Croze, avocate associée au cabinet Lerins.
Dès la création de Telegram en 2013, Pavel Durov érigeait en totem la sécurité sur sa messagerie qui se présente comme sécurisée, même si les messages sont loin d’être systématiquement chiffrés de bout en bout. Cette année-là, le milliardaire prévenait déjà qu’il ne collaborerait jamais avec des autorités de n’importe quel pays. Le jeune chef d’entreprise avait été contraint de céder ses parts de VKontakte, le réseau social qu’il avait créé en Russie en 2006, après avoir refusé une demande des services secrets russes. Les agents du Kremlin exigeaient qu’il communique des informations d’opposants politiques recueillies sur cette plateforme.
« Quand Pavel Durov était contre le gouvernement russe, on trouvait sa plateforme particulièrement utile, parce qu’elle permettait aux gens qui étaient contre le Kremlin d’échanger des informations. Mais en fait, à l’autre bout de la chaîne, Telegram laisse prospérer, apparemment en connaissance de cause, des activités qui sont clairement illicites… Par exemple en février dernier, les gendarmes de l’Unité nationale cyber ont découvert plus de 15.000 photos et vidéos de pédopornographie vendues sur cette plateforme », rappelle Me Croze.
« Cet ADN de Telegram, on le retrouve dans la « Privacy policy » de la plateforme qui n’est d’ailleurs pas accessible en français », poursuit l’avocate spécialiste du droit des nouvelles technologies et des données personnelles. Dans ce document, il est précisé que la plateforme pourrait communiquer vos données à une autorité judiciaire, dès lors que vous êtes suspecté de terrorisme, décision de justice à l’appui.
« Dans un tel cas, nous pouvons divulguer votre adresse IP et votre numéro de téléphone aux autorités compétentes. Jusqu’à présent, cela ne s’est jamais produit », est-il précisé dans ce document. « Le terrorisme est donc la seule exception prévue, ce qui est assez limitant », commente Maître Croze.
Telegram pas tenu de répondre aux requêtes du parquet français ?
Mais pour Me Archambault, l’absence de réponse de Telegram s’explique d’abord par des considérations pratiques. « La réquisition est envoyée début août, la garde à vue de Durov commence samedi 24 août. De mon point de vue, en plein mois d’août, ce n’est pas anormal de ne pas avoir de réponse un 23 août ».
Mais surtout, juridiquement, Telegram n’était pas obligé de répondre aux demandes des autorités françaises, ajoute-t-il. La société n’est pas de droit français — sa maison mère est domiciliée aux Iles vierges britanniques — elle n’est donc pas tenue de répondre à une requête du parquet français, ajoute le spécialiste.
Pour arriver à cette conclusion, l’avocat en droit du numérique nous cite pêle-mêle :
- un arrêt de 2013 de la Cour de Cassation, selon lequel « les officiers de police judiciaire sont totalement libres d’adresser des réquisitions à qui ils veulent. Mais, s’agissant d’une société de droit étranger, cette dernière est libre de ne pas y répondre ».
- la jurisprudence de la Cour de justice de l’UE, selon laquelle un État membre ne peut imposer des obligations spécifiques à un acteur du numérique qui est établi dans un autre État ou ailleurs.
- le droit de l’Union européenne qui précise :« qu’en cas de délits liés au numérique, les données d’identification ou de connexion détenues par les acteurs du numérique ne sont pas librement accessibles. Il faut répondre à un certain nombre de garanties : les réquisitions doivent être formulées par un magistrat indépendant. Ce qui exclut les demandes du parquet français, que cela soit un procureur ou un simple officier de police judiciaire, ce qui était le cas ici ».
Alors que l’enquête piétine, les choses se précipitent quelques heures avant l’arrivée de Pavel Durov en France. Le trentenaire est sous le coup d’un mandat de recherche, lancé par l’Office français de lutte contre les violences faites aux mineurs. Et lorsqu’on apprend, au sein du parquet, que le dirigeant se trouvera sur le sol français, la décision est prise. L’occasion est trop belle pour être manquée. Au sein du parquet, un magistrat valide la garde à vue, qui prendra finalement fin ce mercredi 28 août.
Contacté, le parquet de Paris ne confirme pas ce déroulé des faits. Mais il précise, ce mercredi 28 août, qu’il s’agissait « d’une enquête d’initiative du parquet, c’est-à-dire, sur la base d’un certain nombre d’éléments déjà connus et de procédures distinctes (parmi lesquelles, des affaires de pédocriminalité), la section de lutte contre la cybercriminalité du parquet de Paris a pris la décision d’ouvrir une enquête sur le rôle global de Telegram dans la commission de ces infractions ». Le parquet de Pontoise n’avait pas répondu à notre demande, à l’heure de la publication de cet article.
Dans cette affaire, « tout le monde a raison et tout le monde a tort »
Ce qu’il faut bien comprendre dans cette affaire, « c’est que tout le monde a raison et tout le monde a tort », estime Alexandre Archambault. Car d’un point de vue franco-français, une enquête pénale a bien été ouverte contre Telegram, avec raison. « Même si de nombreuses règles découlent des instances européennes, la législation pénale est bien une matière souveraine qui reste dans les mains des États-membres », rappelle Mathilde Croze. Exit donc la compétence des autorités européennes. Exit aussi la défense brandie par Telegram quelques heures plus tard, à savoir que la plateforme respectait bien la règlementation sur les services numériques, le DSA.
Il n’est, en effet, pas question ici de « respect du DSA » dont la violation peut conduire à une amende (administrative) particulièrement salée — même si le DSA comprend bien des obligations de modération des contenus. Il est ici question de soupçons d’infractions pénales. Des chefs d’accusations « longs comme le bras » que le parquet de Paris va prendre soin de lister dans son communiqué publié lundi, après un déluge de critiques contre le placement en garde à vue de Pavel Durov.
Dans son communiqué, le parquet de Paris liste 12 chefs d’accusation lancés contre « une personne non dénommée ».
Comprenez : l’information judiciaire ouverte le 8 juillet dernier n’est pas dirigée contre Pavel Durov personnellement, « il s’agit d’une enquête contre “X”, cette dernière devant prouver l’existence des 12 infractions et en déterminer les auteurs, co-auteurs, et complices dans cette affaire », commente Maître Croze.
Concrètement, il s’agit de soupçons d’infractions assez graves : complicité pour détention et diffusion d’images pédopornographiques, refus de communiquer, sur demandes des autorités habilitées, des informations nécessaires pour la réalisation et l’exploitation des interceptions autorisées par la loi ; complicité d’escroquerie en bandes organisées, complicité d’offre ou de cession de produits stupéfiants, blanchiment de crimes ou délits en bande organisée… À noter aussi que les dernières infractions listées ont trait à des défauts de démarche administrative liée à la cryptologie.
La complicité au coeur de cette affaire ?
Parmi les chefs d’accusations, la moitié concerne des complicités d’infractions, et c’est inédit. Telegram n’est pas directement accusée d’être l’auteur de ces infractions, mais par sa mise à disposition de moyens (la plateforme), son inaction et son absence de réactions, elle est soupçonnée d’être complice des infractions commises sur ou via la messagerie.
« En droit pénal, le complice, c’est celui ou celle qui, par aide ou assistance, va faciliter ou permettre la commission d’infraction », souligne Thibault Guillemin. Mais il faut prouver une intentionnalité, l’idée étant de dire : « si j’ignore volontairement ce qui passe par les canaux de ma plateforme, alors que je serais en mesure de prendre des précautions sur mes utilisateurs, sur leur profil, sur les images ou les informations qui circulent, en m’abstenant d’intervenir, je me rends complice », explique Me Guillemin.
Agacée, la Commission européenne s’empresse de maintenir à distance la bombe lancée par Paris, sur le site d’Euronews. Que dit-elle en substance, lundi 26 août ? Non, elle n’a aucune compétence en la matière, puisqu’il s’agit d’une enquête pénale, criminelle, menée par les autorités françaises. Non, le DSA n’a rien à voir avec le Schmilblick. C’est du pénal, une matière souveraine donc, débrouillez-vous.
« Le DSA, la loi sur les services numériques (…) n’établit pas non plus d’infraction pénale ; elle ne peut donc pas être invoquée pour procéder à des arrestations », explique un porte-parole de la Commission européenne à Euronews.
Dans sa défense, Telegram brandit aussi le grand principe d’irresponsabilité des plateformes. Sur X, la société écrit, quelques heures après l’interpellation de son dirigeant : « il est absurde de prétendre qu’une plateforme ou son propriétaire sont responsables des abus commis sur cette plateforme ». L’argument est répété à l’envi dans la Silicon Valley : non, une plateforme n’est pas responsable des contenus des utilisateurs.
Et dans la majorité des pays du monde, cela est vrai : il y a bien un grand principe d’irresponsabilité des plateformes du Web — y compris en droit français et européen. Mais le totem est loin d’être absolu.
En France, « ce principe existe depuis la loi dite LCEN de 2004 : les éditeurs, les plateformes en ligne ne sont pas responsables des contenus publiés par les utilisateurs… dès lors qu’ils retirent rapidement les contenus illicites après en avoir eu connaissance », précise Mathilde Croze.
Et que se passe-t-il quand ils ne le font pas ? « On est en train de voir ce que la non-coopération d’une plateforme et son inaction peuvent entraîner. Pour la première fois, un dirigeant de grande plateforme a été placé en garde à vue en France », poursuit Me Croze.
« On se met à légitimer ce qu’on reproche à des pays qui sont peu démocratiques »
Entre-temps, les critiques continuent de pleuvoir sur la France, au nom de la liberté d’expression, par peur de la censure, mais aussi pour des raisons plus géopolitiques. « On commence à rentrer dans un engrenage qui est un peu dangereux, parce que globalement, on se met à légitimer ce qu’on reproche à des pays qui sont peu démocratiques, comme l’Iran, la Chine, la Corée du Nord », commente Alexandre Archambault, qui déplore « une dérive illibérale de nos démocraties ».
Alors que l’emballement médiatique monte, Emmanuel Macron intervient. Sur X, il écrit : « Ce n’est en rien une décision politique. Il revient aux juges de statuer ». Pourtant, les choses auraient pu être différentes.
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Fallait-il ne pas agir contre Telegram ? Non : « les autorités françaises étaient en droit d’ouvrir une enquête pénale et de chercher à obtenir des informations sur les utilisateurs de ce canal. Mais le magistrat aurait pu faire ses demandes via la coopération internationale, au lieu de vouloir faire jouer la complicité. Il faut respecter la procédure », plaide Me Archambault.
Dans le même temps, les autorités françaises étaient en droit d’interpeller, sur le territoire français, Pavel Durov, ajoute Me Guillemin. « Si un dirigeant ou un salarié de la plateforme se déplace sur le territoire français, là, il n’y a plus besoin de coopération ou d’entraide judiciaire, puisque les autorités peuvent interpeller l’individu sur le territoire ».
Reste que dans cette affaire, Pavel Durov (et Telegram) sont toujours présumés innocents, jusqu’à la décision d’un tribunal. Aujourd’hui, il n’existe pour l’instant que des suspicions d’infractions, certes graves, formulées par le parquet (l’autorité en charge des poursuites en France, NDLR). Mais quelque soit la suite de cette affaire, elle pourrait sonner comme un avertissement pour toutes les autres plateformes.
Qu’est ce que la coopération judiciaire internationale ?
Lorsqu’une autorité française souhaite obtenir des données détenues par des acteurs qui ne sont pas établis en France (comme les géants du numérique), il faut passer par ce qu’on appelle « la coopération judiciaire internationale ». Si le parquet veut, par exemple, accéder à des informations d’utilisateurs de Proton, la messagerie suisse, souligne Me Archambault, l’officier de police judiciaire ou le juge doit passer par un magistrat de liaison qui va envoyer la demande à son homologue en Suisse.
Ce dernier va lui-même examiner la conformité de la demande au regard du droit suisse et s’il estime que c’est conforme, il va demander à Proton de répondre à la demande des autorités françaises. Mais cela n’a rien d’automatique. Le juge suisse ou étranger peut refuser la demande des autorités françaises.
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