RécitLa dirigeante néerlandaise a été embauchée par le groupe en mai 2016, un « pantouflage » préparé alors qu’elle était encore en poste à Bruxelles, et réalisé au prix de multiples irrégularités.
Lorsque Uber dévoile la composition de son « comité de conseil en politiques publiques », le 3 mai 2016, l’un des huit noms de la liste a fait froncer bien des sourcils en Europe : celui de la Néerlandaise Neelie Kroes. Cette ancienne commissaire européenne était chargée des questions de concurrence puis des nouvelles technologies jusqu’au 1er novembre 2014. Et la voilà qui vient aider, moyennant rémunération, une multinationale du secteur qu’elle supervisait encore récemment à se rabibocher avec les pouvoirs publics après les avoir défiés partout dans le monde.
Officiellement, Neelie Kroes n’enfreint aucune règle en matière de conflits d’intérêts. Elle a attendu les dix-huit mois de battement imposés aux anciens commissaires avant de rejoindre le secteur privé. Et lors de son mandat, elle n’a eu aucun contact direct avec Uber, selon la réponse faite par la Commission européenne à l’organisation non gouvernementale (ONG) Corporate Europe Observatory (CEO) – qui avait demandé en 2016, au nom du droit à la transparence, la liste des échanges entre la Néerlandaise et les représentants d’Uber.
A l’époque, donc, ce « pantouflage » a pu sembler au-dessus de tout soupçon. Mais les « Uber Files » éclairent ce dossier d’un jour nouveau. Ces documents confidentiels montrent que la Néerlandaise a, en réalité, entretenu des relations régulières avec le groupe californien lors des derniers mois de son mandat, multipliant même en privé les initiatives en faveur de la société avant son embauche, à une période où elle avait des obligations de réserve liées à ses fonctions passées. Un cas d’école de la passivité dont l’Union européenne peut faire preuve face aux intérêts privés.
« Uber Files », une enquête internationale
« Uber Files » est une enquête reposant sur des milliers de documents internes à Uber adressés par une source anonyme au quotidien britannique The Guardian, et transmis au Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et à 42 médias partenaires, dont Le Monde.
Courriels, présentations, comptes rendus de réunion… Ces 124 000 documents, datés de 2013 à 2017, offrent une plongée rare dans les arcanes d’une start-up qui cherchait alors à s’implanter dans les métropoles du monde entier malgré un contexte réglementaire défavorable. Ils détaillent la manière dont Uber a utilisé, en France comme ailleurs, toutes les ficelles du lobbying pour tenter de faire évoluer la loi à son avantage.
Les « Uber Files » révèlent aussi comment le groupe californien, déterminé à s’imposer par le fait accompli et, au besoin, en opérant dans l’illégalité, a mis en œuvre des pratiques jouant volontairement avec les limites de la loi, ou pouvant s’apparenter à de l’obstruction judiciaire face aux enquêtes dont il faisait l’objet.
De multiples contacts passés sous silence par Bruxelles
Selon la réponse faite à l’époque par la Commission européenne à l’ONG CEO, une seule rencontre avait eu lieu entre le cabinet de Neelie Kroes et des représentants d’Uber, en mars 2014. Mais les « Uber Files » révèlent l’existence de nombreuses autres réunions et correspondances entre les lobbyistes de la plate-forme et le cabinet de la commissaire, dès le mois de novembre 2013. Une « brève » rencontre a même eu lieu avec Neelie Kroes elle-même, en juillet 2014.
Comment ces multiples contacts, qui ont pris place dans un cadre officiel, utilisant les adresses e-mail officielles des conseillers de Neelie Kroes, ont-ils pu être passés sous silence par Bruxelles ? « Je suis choquée de l’apprendre, car les faits que vous décrivez semblent tout à fait entrer dans le cadre de ma demande d’informations et auraient donc dû être publiés à l’époque, réagit Vicky Cann, qui a suivi le dossier chez CEO. C’est d’autant plus problématique que cette affaire concerne l’embauche de quelqu’un qui était extrêmement important au sein de la Commission européenne par une grande entreprise, avec un risque de conflit d’intérêts majeur sur lequel nous enquêtions à l’époque. »
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