La scène se déroule le 8 janvier 2024 à Brooklyn, dans la synagogue « 770 » (surnommée ainsi du fait de son adresse, 770 Eastern Parkway), l’une des plus influentes des Etats-Unis. Des heurts éclatent entre une partie des fidèles et les forces de l’ordre. L’image, peu commune, fait le tour du monde : des juifs orthodoxes claquemurés dans une fausse cloison derrière des matelas sont sortis manu militari.
Racontée par bien des médias dont le Jewish Chronicle ou encore le New York Times, l’histoire n’a pourtant rien d’extraordinaire. Des fidèles qui jugeaient la synagogue trop petite ont voulu l’agrandir en perçant un tunnel vers une annexe mitoyenne. Des travaux réalisés sans l’aval des autorités rabbiniques, pour qui ces murs sont sacrés. Furieux, les leaders religieux tentent alors de faire reboucher le mur. Ce fameux 8 janvier, les factieux se réfugient à l’intérieur pour bloquer les travaux, avant d’en être délogés de force sous l’œil des objectifs. Le lendemain, le rabbin de la synagogue, Yehuda Krinsky, dénonce « le vandalisme de jeunes agitateurs » et remercie la police new-yorkaise.
« Bingo » conspirationniste
L’affaire aurait pu s’arrêter là. Mais les images des empoignades font rapidement le tour des réseaux conspirationnistes. Sur l’un des vieux matelas usés utilisés par les étudiants pour se claquemurer, une tache apparaît. Serait-ce du sang ? Du sang d’enfant ? Des actes de pédophiles, peut-être ? « Les juifs, les tunnels et les enfants, ce sont trois éléments qui excitent beaucoup l’imaginaire de la complosphère. Mis ensemble, c’est une sorte de bingo », relève Tristan Mendès France, coanimateur du podcast « Complorama », sur Franceinfo.
La machine à rumeurs s’emballe. Des internautes relatent que le tunnel d’une dizaine de mètres déboucherait « directement face » au Musée des enfants (qui est en réalité à 600 mètres). Des montages vidéo manipulateurs mélangent des images de la synagogue et de traite d’enfants en Amérique latine. L’animateur texan Alex Jones, pape du complotisme occidental, dresse un parallèle avec l’affaire Jeffrey Epstein, le milliardaire accusé d’avoir agressé sexuellement des dizaines d’adolescentes. En quelques jours, un désaccord autour de l’aménagement d’un lieu de culte s’est transformé en mythe pédophile protéiforme.
Si ces récits se multiplient autant, c’est parce qu’ils semblent familiers à leurs auteurs. Depuis l’ère Trump, la complosphère voit des tunnels pédophiles partout − et, pour la première fois, croit enfin en avoir la preuve. Déjà, en avril 2020, en plein confinement, une rumeur relatait que des dizaines de milliers d’enfants étaient retenus captifs dans les sous-sols de New York. Puis ont suivi des variantes liées à d’autres souterrains urbains, comme à Melbourne ou Sydney. En 2022, une théorie du complot assurait qu’en bombardant l’Ukraine, Poutine aurait délivré 35 000 enfants prisonniers sous terre.
Des loges maçonniques à la croûte lunaire
En soi, la fascination pour les sous-sols n’est pas nouvelle. Elle apparaît dans la littérature conspirationniste dès la fin du XVIIIe siècle, quand l’abbé Augustin Barruel, qui cherche un responsable à la révolution française, fustige les « jacobins-maçons illuminés [qui] quittent leurs loges souterraines ».
Dans le cadre très religieux qui est le sien, il associe alors les conjurés honnis aux tréfonds. « Le complot, c’est l’envers du monde normal, et l’envers du monde normal, c’est sous terre », explique Véronique Campion-Vincent, anthropologue spécialiste des légendes urbaines. Les corridors souterrains ont aussi une fonction littéraire : ils charrient un imaginaire à la fois lugubre, interlope et bestial, et sont déjà l’indice d’un jugement moral. « C’est la logique fantasmagorique de rats qui se cachent en sous-sol », appuie Tristan Mendès France.
A partir du début du XXe siècle, les installations souterraines servent à justifier l’existence d’extraterrestres. Sur la Lune, ils vivraient cachés dans un dédale sous sa surface. Des ufologues modernes subodorent, eux, des bunkers souterrains sur Mars, d’où nous observeraient les Martiens. « C’est une bonne façon d’expliquer qu’ils sont là sans qu’on les voie », sourit Véronique Campion-Vincent. Les corridors des abysses ont ainsi une fonction essentielle dans l’argumentaire conspirationniste : parce que le tunnel se dérobe par nature à la vue de tous, il est impossible à nier.
Le virage pédosataniste
Dans les années 1960, une légende urbaine étudiée par Edgar Morin, la rumeur d’Orléans, pose les germes du trafic d’êtres humains : des jeunes femmes seraient kidnappées grâce à des trappes dissimulées sous des cabines d’essayage, avant d’être livrées à un réseau de traite.
Dans le complotisme, le sous-sol se doit d’être fait de corridors, non d’une simple cave. « Dans le tunnel, il y a une dimension opérationnelle », relève M. Mendès France, signe d’une activité, d’un réseau, d’un méfait organisé.
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Mais c’est à partir des années 1980 que l’imaginaire des souterrains se teinte ouvertement de pédosatanisme. Dans un contexte de panique morale, des parents d’élèves se convainquent que l’école maternelle McMartin, à Los Angeles, abrite des cérémonies rituelles où des enfants sont exploités sexuellement. L’affaire captive les Américains, et les accusations sont prises très au sérieux. « Il y avait des policiers qui cherchaient ces tunnels, c’était très matériel », souligne Véronique Campion-Vincent. Aucun souterrain ne sera jamais trouvé. Alimentée par quelques faits divers sordides souvent liés à des sectes, l’image restera.
Un concept central dans QAnon
Avec QAnon, une mythologie conspirationniste formée autour du trumpisme, les tunnels pédophiles deviennent centraux. Dès 2016, le « Pizzagate », sa rumeur fondatrice, imagine un réseau pédophile lié à l’élite démocrate dans le sous-sol (inexistant) d’une pizzeria de Washington. Puis, en avril 2018, « Q », le compte censé diffuser sur Internet des indications secrètes aux complotistes, évoque des « tunnels sous le temple de l’île Epstein ».
Depuis, la machine à rumeurs QAnon voit des tunnels pédophiles partout, de New York à l’Ukraine, sous les volcans comme sous les synagogues. « Il y a une synthèse de l’imaginaire de la conjuration secrète et de la panique morale autour de la pédocriminalité », résume Tristan Mendès France.
L’imaginaire des tunnels est devenu si structurant que le mouvement QAnon a forgé le concept fantasmatique de mole children, ou « enfant taupe », pour désigner les victimes gardées sous terre pour satisfaire une élite pédosataniste. Non moins délirantes, les « DUMB », des bases militaires souterraines, unités d’élite sous les ordres de Trump, sont, elles, chargées de les délivrer. Leurs opérations militaires seraient responsables des tremblements de terre. C’est le miracle des tunnels : comme tout bon mythe, ils expliquent absolument tout.