Daniel Leinad Turyasingura se voyait déjà « entrer à l’université, conduire une voiture ». Se payer en somme tout ce dont il rêvait. Et pour cause, en 2016, ce lycéen issu d’une petite localité de l’Ouganda rural avait eu la chance, grâce à une amie, d’investir en avant-première dans une cryptomonnaie qui allait bientôt dominer le monde. « Le onecoin promettait de remplacer toutes les autres monnaies, c’était le futur des paiements. On a tous vu ça comme un changement de paradigme », raconte aujourd’hui le jeune homme de 26 ans, qui vit dans une maison proprette de Kampala, la capitale. A l’époque, le bitcoin, une autre « crypto » révolutionnaire, commence à être connu au pays. Mais le onecoin promet d’être plus grand, plus fort.
Daniel rassemble ses économies et vend trois chèvres familiales pour acheter un « package » à 700 000 shillings ougandais (près de 168 euros), lui octroyant quelque 700 onecoins qui vaudront bientôt une petite fortune. Son père achète lui aussi un package, de même qu’un oncle qu’ils embarquent dans l’aventure − ce qui leur permet de toucher une petite prime de recrutement (moins de 2 euros), mais aussi de se montrer magnanimes : « On n’allait pas le laisser mourir dans la misère, c’était une occasion. »
La folie du onecoin est alors à son apogée. Sa charismatique fondatrice, Ruja Ignatova, une femme d’affaires bulgare, parcourt le monde depuis déjà deux ans, convertissant lors de grandes conférences des milliers de personnes à sa révolution financière, vendue comme inclusive et fédératrice. « One coin, one family ! » (« une monnaie, une famille ! »), harangue-t-elle sur scène, richement parée et les lèvres peintes d’un rouge profond, comme l’a raconté la BBC dans un podcast haletant, « The Missing Cryptoqueen ». Ses équipes affirment que Mme Ignatova, ancienne consultante chez McKinsey, a participé à l’élaboration du bitcoin et en a comblé les failles pour créer « la monnaie parfaite ».
Sur l’une des collines verdoyantes de Kampala, les locaux de Onecoin Ouganda ne désemplissent pas. Les murs sont tapissés de photos de « Dr Ruja », les pièces meublées avec faste, on sert gratuitement nourriture et jus de fruits. Le package comprend des sessions d’introduction à la finance, délivrées en anglais le matin, en luganda l’après-midi. « On nous montrait comment la monnaie est passée au cours de l’histoire du troc aux cauris [coquillages qui ont longtemps été employés comme monnaie dans la région], puis à l’or, à l’argent, ensuite au papier », raconte un autre investisseur, Paul John Mukasa, 55 ans. A cet agriculteur désabusé par la faiblesse structurelle de sa monnaie nationale, le shilling ougandais, on enseigne que l’ère des cryptos est arrivée. « Leur valeur augmente avec le temps, parce que la demande est là et que l’offre est fixe », répète-t-il.
A l’extérieur, l’organisation va chercher de nouveaux adhérents en organisant des rassemblements, mi-kermesses mi-prêches religieux, qui éveillent la curiosité de David Lumala, alors étudiant et devenu depuis consultant en cryptomonnaies. « C’est onecoin partout, on regarde des vidéos de “Dr Ruja”. Il y a beaucoup d’énergie, d’enthousiasme. Un gars me montre même les photos d’un appartement qu’il s’est acheté à Dubaï… », se souvient-il, s’estimant « chanceux » de n’avoir alors pas eu d’argent à investir.
Eglises prédatrices
En octobre 2017, Ruja Ignatova disparaît. Rapidement, l’escroquerie est révélée : 3 millions de personnes, dans plus de vingt pays, ont investi au total 4 milliards de dollars. Le onecoin n’avait rien d’une cryptomonnaie (pas de blockchain, pas de manifeste) mais tout d’un montage pyramidal classique, où une partie de l’argent des nouveaux entrants payait la rémunération des petits recruteurs − le reste enrichissant massivement les têtes pensantes.
Des enquêtes sont lancées, notamment aux Etats-Unis. Au terme d’un procès pour fraude et entente en vue de commettre du blanchiment d’argent, l’un des bras droits de Ruja, Karl Sebastian Greenwood, a été condamné en septembre 2023 à vingt ans de prison. De folles rumeurs circulent au sujet de la fondatrice (assassinée ? méconnaissable après une lourde chirurgie esthétique ?), qui figure aujourd’hui encore parmi les dix criminels les plus recherchés au FBI.
Si la fraude a si bien marché en Ouganda − où l’on compterait des centaines de victimes, peut être des milliers −, c’est que ce pays pauvre d’Afrique de l’Est fait figure de laboratoire idéal pour ce genre d’arnaques. « Les gens d’ici sont vulnérables, poursuit M. Lumala. Pour deux raisons : parce qu’ils gagnent si peu et parce qu’ils manquent d’information. Ça les empêche de prendre du recul quand quelqu’un vient à eux avec de belles paroles. »
Un « jeu de confiance »
Pour l’avocat Augustine Obilil Idoot, les raisons de cette vulnérabilité sont plus complexes, à rechercher dans une ligne de crête entre aspiration à une réussite purement capitaliste et racines traditionnelles ancrées. « Les Ougandais sont très chaleureux par nature, ils ont un fort besoin de faire société. Ces arnaques représentent aussi une exploitation de ce lien humain », dit-il, notant le rôle récurrent d’églises prédatrices dans les escroqueries.
De fait, le pays affiche un long passif de montages pyramidaux et autres arnaques dites de marketing de réseau (Multi Level Marketing, MLM), des schémas qui ont prouvé leur efficacité dans le monde entier et ont en commun de s’appuyer sur le bouche-à-oreille, exactement comme dans le cas de Daniel. « La plupart du temps, vous y êtes introduit par quelqu’un que vous aimez, qui vous assure que ça va marcher. C’est un jeu de confiance », résume le jeune homme, qui a monté une chaîne YouTube, puis un site, FraudWatchAI, où il alerte sur ces arnaques sous le nom de Daniel Leinhardt. Ces dernières années, les escrocs ont aussi pu compter sur le pouvoir des réseaux sociaux, et surtout accoler à leur discours bien rodé le mot miracle de « crypto », un concept à la fois extrêmement complexe et attirant.
Le pays n’est pas isolé. Comme en Ouganda, la plupart des pays africains n’ont, malgré leur adoption relativement forte des cryptomonnaies (utilisées notamment pour les transferts de fonds de la diaspora ou pour l’épargne), pas encore établi de cadre légal pour ce secteur, ce qui pose non seulement un problème de régulation, mais aussi de sensibilisation, souligne le Kényan Rufas Kamau, analyste principal de la plate-forme de courtage FXPesa.
Au-delà des faux « coins », dit-il, les fausses structures d’investissement sont l’arnaque la plus courante sur le continent. « De prétendues sociétés vous proposent de leur confier, par exemple, vos bitcoins pour qu’elles les fassent fructifier, elles copient un nom connu, prétendent être leur entité locale. Ainsi, il y a eu le scandale Binance Nigeria Limited, qui avait tout simplement usurpé le nom de la plate-forme Binance », explique-t-il. A la fin, le capital des investisseurs s’évanouit, comme ce fut aussi le cas pour Mirror Trading International, ou MTI, une escroquerie à près de 2 milliards de dollars partie d’Afrique du Sud.
L’analyste estime que si cette folle course est résolument « importante » sur le continent, elle répond à un caractère cyclique, s’emballant quand le marché des cryptomonnaies s’emballe, ralentissant quand celui-ci ralentit. Or, après des années 2022 et 2023 marquées notamment par l’effondrement du cours du bitcoin et la faillite retentissante de la plate-forme FTX, le secteur connaît à nouveau, selon certains analystes, une phase haussière, avec l’entrée de la plus célèbre des cryptos à Wall Street (cette dernière est dans la foulée montée jusqu’à 49 000 dollars, un niveau pas atteint depuis décembre 2021).
De bonnes perspectives, aussi, pour les escrocs opérant en Ouganda, qui n’ont même pas semblé ralentir la cadence ces dernières années. A Kampala, d’autres fausses cryptos, comme le dagcoin ou le yemcoin, ont eu leur petit quart d’heure de célébrité, tandis que, à l’abri d’immeubles de bureaux anonymes, de multiples petites sociétés continuent de vendre des packages pour apprendre à spéculer sur les cryptomonnaies.
« Que des allégations »
Dans l’une d’elles, en plein cœur du quartier des ministères et des ambassades, des responsables enjoués (un polo noir siglé à droite de leur nom et à gauche de Binance) nous annoncent que leur package s’accompagne d’un petit robot d’intelligence artificielle à brancher sur notre smartphone. « Il va trader pour [vous] pendant notre sommeil ! », explique un certain Malick. A la seule contrainte de lui acheter régulièrement, par l’intermédiaire de l’entreprise, du « carburant » pour l’alimenter. « N’y allez pas, ces gens vont vous voler », avait prévenu une gardienne à l’entrée.
Mais la plus grande surprise reste à découvrir non loin, sur une avenue parallèle. Un autre immeuble quelconque, une flopée d’étages avalés par un ascenseur, pour atterrir dans une pièce où patientent une quinzaine de personnes. Elles sont venues pour… le onecoin. « Le onecoin ne s’est jamais arrêté, affirme le responsable, en nous recevant aimablement, sans rendez-vous, pour répondre à nos questions. Mais cela a pris du temps parce qu’il y avait plusieurs points à régler. »
Celui qui se dit administrateur de l’entreprise se lance dans une série d’explications sophistiquées quant au choix d’une blockchain, à l’ouverture d’une plate-forme commerciale promise de longue date, ou encore à l’adoption d’un nouveau nom, le One Life Ecosystem. Quels sont les liens avec l’escroquerie initiale ? Est-ce juste une nouvelle arnaque capitalisant sur le nom d’une autre ? Difficile de le savoir.
Reste que, dans la capitale ougandaise, ils sont plusieurs à toujours croire qu’ils verront un jour les fruits de leurs onecoins. John Paul Mukasa en fait partie. Interrogé sur la révélation de la fraude et les peines de prison, il répond très sérieusement : « J’en ai entendu parler. Il y a eu beaucoup de procès, dans beaucoup de pays, mais la plupart nous les avons en fait gagnés car ce n’était que des allégations. La formation est là, la plate-forme commerciale est là, tout est là. » Pour certains, la disparition de Ruja Ignatova est liée à la révolution financière qu’elle s’apprêtait à réaliser et qui mettait en rage les banques centrales de la planète. Et puis, après tout, se disent-ils, l’identité de Satoshi Nakamoto, le fondateur du bitcoin, n’est-elle pas elle aussi un mystère ?