« Mon Petit Prono », ou comment vivre l’Euro de football sans en voir un seul match

« Mon Petit Prono », ou comment vivre l’Euro de football sans en voir un seul match


« Vous n’y connaissez rien au foot, et vous vous demandez si vous pouvez participer ? », s’enquiert, sur la messagerie interne du journal, l’organisateur du tournoi qui s’apprête à occuper mes prochaines semaines. « Oui ! C’est même un avantage, les résultats les moins attendus donnent le plus de points ! » Nous sommes à la veille de l’Euro 2024, et cette promesse me convainc de rejoindre 85 collègues (et deux millions d’utilisateurs dans le monde) sur l’application Mon petit prono.

Pas besoin d’être un boss du ballon rond pour comprendre le principe : on se crée un profil, on mise sur l’équipe qui, selon nous, remportera le championnat et on imagine le score des matchs à venir. Cela prend une vingtaine de minutes durant lesquelles je m’impose une seule règle : tout faire au hasard et miser sur une équipe que personne ne soutient parmi notre petit groupe – en l’occurrence la Belgique.

Au fil des pronostics s’établit un classement. Ma stratégie pour en atteindre les hauteurs est mûrement réfléchie. L’argument de la chance du débutant est souvent mis en avant par l’application sur les réseaux sociaux et, vu que sur les trois scénarios possibles (victoire, défaite, égalité), un des trois rapportera toujours des points, j’ai envie de croire que les probabilités sont les mêmes qu’une partie du jeu pierre-feuille-ciseaux. Après tout, assure le Français Martin Jaglin, un de ses cofondateurs, lors d’un sujet au journal télévisé de TF1, « à l’issue de la première semaine des [phases de] poules, on avait une fille de 6 ans, qui jouait avec son papa, qui était no 1 française ».

Remettre du jeu dans le sport

Sans Mon petit prono, je n’aurais jamais prêté attention à cet Euro, étant plus enclin à me plonger dans un jeu vidéo que dans un match de foot, comme lors de cette finale de la Coupe du Monde 2022 passée devant The Legend of Zelda : Breath of the Wild.

Si cette application connaît un tel succès auprès de ceux qui, comme moi, ne s’intéressent pas ou peu au football, c’est parce qu’elle a su rendre ludique le concept de pronostic. « On peut définir la “gamification” comme le fait de transférer des mécaniques du jeu, et du jeu vidéo en particulier, vers des situations sociales, pour les rendre plus “fun”, expliquait au Monde en 2019 le philosophe Mathieu Triclot, auteur de Philosophie des jeux vidéo (Editions La Découverte, 2017) dans un article dédié à cette notion.

Lire le décryptage | Article réservé à nos abonnés Histoire d’une notion : « gamification », l’instrumentalisation du jeu

On y retrouve beaucoup de mécaniques bien connues des joueurs : la possibilité d’activer ponctuellement des bonus afin de doubler ses points en cas de victoire, l’utilisation d’un pseudo, la fabrication de profil ou l’obtention de trophées (diamant, platine, or…) en fonction des performances. Cette surcouche ludique accessible à tous permet théoriquement de mettre sur un pied d’égalité les experts du foot, que j’imagine faire de savants calculs avant de miser sur chaque équipe, et les profanes. Pris par le jeu, je m’enhardis et ose mes premières discussions footballistiques au bureau, comparant les mérites de la Géorgie et du Portugal – la victoire de la première sur le second, agrémentée d’un bonus pour « doubler la mise », vaudra une ascension fulgurante à un collègue du service des sports, ai-je ainsi appris dans l’ascenseur.

« Le jeu produit de la camaraderie, de l’engagement, il stimule la créativité : on a donc beaucoup à gagner à transposer ses propriétés dans des situations sérieuses », avançait Mathieu Triclot dans Le Monde. Ce n’est pas un hasard si l’application, lancée en 2018 à l’occasion de la Coupe du monde au Brésil par les développeurs du jeu Mon petit gazon, fonctionne si bien entre collègues.

Les statistiques ne m’ont pas menti

Tandis que l’Euro avance, j’élabore de nouvelles stratégies audacieuses. Par moments, je prends une pièce et je joue à pile ou face la victoire d’une équipe. D’autres fois, je fais tourner un crayon sur une table pour qu’il me désigne une des trois issues possibles. Mais ai-je vraiment la moindre chance de gagner ? Mon rapport à Mon petit prono se rapproche de celui d’un jeu vidéo incrémental (ou idle game), comme Cookie Clicker ou le récent Banana, jeux sans but véritable, dont le seul plaisir consiste à ouvrir l’application de temps en temps pour voir des points s’accumuler.

51 matchs, 16 pronostics corrects : pas de quoi se hisser dans les hauteurs du classement.

A la veille de la finale, le couperet tombe : je stagne à la 73e place du classement. Mon bilan n’est pourtant pas catastrophique, j’ai trouvé l’issue d’un match sur trois. De toute façon, dans Mon petit prono, un seul coup de chance ne suffit pas pour briller quand on est nul en foot : il faut les enchaîner. Mes collègues du top 10 de notre ligue ont ainsi deviné l’issue d’un match sur deux et au moins six scores exacts, ceux qui rapportent le plus de points.

Le Monde

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En fin de compte, l’exemple de la fillette championne des classements français a tout l’air d’être une anomalie statistique. Mais elle est un parfait argument de vente pour l’application, rachetée en 2022 par la Ligue de football professionnel, pour séduire les plus rétifs au football et ajouter, à faveur de la « gamification », un peu de ce sport dans leur quotidien… C’est grâce ou à cause de lui que, sans même avoir regardé le moindre match, l’Euro est devenu un sujet de conversation récurrent avec mon père. Résultat final : le foot (1) – moi (0). A coup sûr, je n’aurais jamais parié sur un tel score il y a quelques mois.

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