« Neurchi de tickets de caisse », l’humour Web qui laisse parler les petits papiers

« Neurchi de tickets de caisse », l’humour Web qui laisse parler les petits papiers


La plupart des gens les froissent et les jettent sans ménagement. Pas eux. Depuis 2020, les fans de facturettes (ils existent) convergent vers « Neurchi de tickets de caisse », un groupe privé Facebook francophone, pour y partager leurs additions les plus salées, les erreurs les plus grotesques ou les meilleures blagues glissées par des serveurs ou patrons facétieux en bas de leurs tickets. D’aucuns s’indignent contre la fin de leur impression automatique, prévue pour avril 2023, les scrutent et les décortiquent pour vérifier que chaque réduction n’a pas été oubliée, tandis que d’autres y voient surtout un véritable répertoire humoristique.

Un mois après le lancement, ils étaient 10 000. Cet été, ils étaient huit fois plus nombreux. En cette fin d’année, ils approchent la centaine de milliers. « Tout de suite, des gens ont commencé à poster des tickets avec des sommes hallucinantes, souvent postées de Dubaï, se souvient Denouh Vozuc, qui se présente comme la principale administratrice du groupe en activité. Ensuite, les gens commentent, partagent leurs expériences personnelles… ».

La tradition « neurchi »

Dès le départ, on ne parle pas que de tickets de caisse sur « Neurchi de tickets de caisse », d’autant que le nom complet précise que « factures/devis/affiches/étiquettes » y sont également les bienvenus. En fait, peu importe le support : le vrai sujet, ce n’est pas l’objet, mais le nombre qui y est imprimé, résume Denouh Vozuc :

« Le point commun, je dirais que c’est l’argent. Tout ce qu’on pourrait trouver de fou. Les sommes astronomiques qu’on peut nous imposer pour des choses ridicules, l’oubli de virgule, le café qui passe de 1,60 € à 160 €… »

Des aberrations idéales pour alimenter un humour absurde saupoudré d’ironie, souvent composante essentielle de la plupart des groupes de « neurchis » (verlan de « chineurs »). Plus que des cercles d’inventaires à la Prévert et de collectionneurs, cette galaxie de groupes Facebook créés à partir de 2016 par des internautes français relève plus d’une philosophie de célébration des mèmes et d’un humour Web artisanal, non lucratif et spontané. Un phénomène propre à la France là où, dans le même registre, les internautes anglophones s’ébrouent plutôt sur Reddit.

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Comme dans les groupes cousins, sur « Neurchi de tickets de caisse », l’essentiel est de cultiver un ton. Quitte à exclure préventivement les gens trop premier degré, soupçonnés d’être trop polis ou qui n’ont pas saisi l’ambiance. « Fragiles et boomeurs » se font censurer à « tour de bras » par l’administratrice Denouh Vozuc, qui « préfère les bannir avant » qu’ils ne se fassent bousculer par une communauté occasionnellement vacharde.

L’internaute qui a posté la photo souhaitait faire rire en montrant que le saucisson pouvait contenir des plombs. Certains auront préféré remarquer dans les commentaires « que normalement on tire le chevreuil avec des balles et non au plomb ».

On s’interrogera en vain sur l’origine forcément intrigante du nom de l’administratrice, Denouh Vozuc : c’est juste le pseudo choisi après que son ancien compte est passé à deux doigts de se faire « de nouveau zuck’ » – pour « zuckerberguiser », c’est-à-dire purement et simplement supprimer par le réseau social de Mark Zuckerberg pour la punir d’une modération jugée trop laxiste. Depuis, sur « Neurchi de tickets de caisse », on file droit. On n’a pas le luxe de faire dans la finesse quand on administre plusieurs « Neurchis » – elle gère notamment un « Neurchi de disquettes » – riches de plusieurs dizaines de contributions par jour, chacun commenté des centaines de fois. « Il n’y a pas de bonne dictature mais… disons que c’est une gentille dictature », concède Denouh Vozuc.

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De groupes de flambeurs à groupes de consommateurs

On ne croirait pas, mais le ticket de caisse est politique. Sur le Neurchi, une addition indécente lance rapidement une polémique. En commentaire, une bouteille de champagne hors de prix peut entraîner un pugilat. Et attirer l’attention des cerbères du « zuck ». Du coup, pas de sentimentalisme : chaque message signalé est supprimé et son auteur, immédiatement poussé vers la sortie.

De fait, les additions longues comme le bras sont devenues de plus en plus rares, remplacées notamment par celles de simples cafés à une terrasse parisienne, de bouteilles d’eau en Guyane ou de paquets de couche payés une fortune. Même si on s’amuse toujours des sommes rigolotes (« les tickets de caisse à 6,66 €, je les laisse plus passer : il faut innover un peu », tempère l’administratrice), des petits dessins « kawaï » griffonnés par la serveuse d’un restaurant japonais, des bugs informatiques ou des erreurs d’impression, c’est bien la vie chère qui reste la « meilleure » raison de rire jaune. Celle qui, en tout cas, met tout le monde d’accord.

En espérant que ce « déca allongé saignant », posté en juillet 2021 par un membre du « Neurchi », soit arrivé à point.

L’argent n’est pas le seul sujet dont les chineurs ont du mal à discuter calmement. Récemment, un numéro vert à destination des victimes de violences et imprimé sur l’emballage d’une pizza Sodebo a lui aussi déclenché une foire d’empoigne. « J’ai eu vingt-huit commentaires, des remarques sur les violences domestiques, sur la police…, énumère Denouh Vozuc. Le but du Neurchi, c’est de lâcher prise et de rire. Je ne veux pas que les gens s’entretuent. On est bénévoles, je n’ai pas envie de me retrouver à bannir quatorze personnes pour un ticket de caisse. »

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Un bénévolat qui prend des allures de sacerdoce. Pendant nos quarante minutes d’entretien, les notifications n’ont pas cessé de s’accumuler sur le téléphone de Denouh Vozuc. Et malgré tout, elle fait ça pour pas un rond – sinon ça ne serait pas très « neurchi ». Une occupation cohérente avec les choix de vie de celle qui est par ailleurs bénévole dans une association de protection animale, moins avec le thème principal de son groupe Facebook, l’argent. « C’est paradoxal, reconnaît-elle, avant de botter en touche. Mais on a tous un rapport différent à l’argent. »

L’avantage du bénévolat, c’est que la fin du ticket de caisse, initialement prévue le 1er janvier et reportée au 1er avril, ne risque pas de la mettre sur la paille. Mais de toute façon, Denouh Vozuc ne s’inquiète pas pour l’avenir de son groupe : les tickets de caisse, déjà minoritaires sur ce « Neurchi » où fleurissent plutôt les étiquettes de prix et les affichettes de soldes, pourraient même faire un retour en force. « Encore hier, une personne a posté un ticket de caisse d’il y a vingt ans. Les gens vont retomber sur de vieux tickets, et s’en féliciter, prophétise-t-elle. De truc banal, ça va devenir un objet vintage. »



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