Le décrochage numérique est si patent que les termes « périphérie » et « dépendance », autrefois réservés aux pays pauvres, s’appliquent désormais au Vieux Continent. La subordination aux grandes entreprises états-uniennes concerne presque toutes les couches infrastructurelles, logicielles et servicielles à l’origine des puissants modèles d’intelligence artificielle (IA).
Bien sûr, l’Europe peut s’enorgueillir de quelques fleurons : Mistral, la pépite française de l’IA, ou SAP, le leader allemand des progiciels de gestion pour entreprise. Dans le ciel, l’infrastructure satellitaire, avec le système de navigation Galileo, le programme d’observation Copernicus et la constellation de communication Iris2 [pour infrastructure de résilience et d’interconnexion sécurisée par satellite], dont le lancement vient d’être annoncé [le 16 décembre 2024], est encore un point d’appui.
Mais la souveraineté numérique ne se mesure pas à l’échelle de tel ou tel segment. Elle se joue à l’aune de la maîtrise systémique de ce que le théoricien de la technologie Benjamin Bratton appelle le stack, l’empilement. Les Big Tech assoient leur hégémonie en jouant des complémentarités entre data centers, flux de données, talent en IA, place de marché (marketplace) et services numériques pour les organisations et le grand public…
Or, à cette échelle, l’Europe est hors jeu. Comme l’ensemble des pays du monde à l’exception des Etats-Unis et, dans une moindre mesure, de la Chine, son destin est entre les mains des Big Tech. Pour sortir de la dépendance européenne aux Big Tech, il faut une politique numérique non alignée.
L’infrastructure de connaissances façonnée à distance
La question n’est pas seulement celle de la surveillance des individus à des fins de marketing, ni celle de la dislocation de la sphère publique du fait des boucles de renforcement algorithmiques qui érodent les médiations collectives et font la joie de l’extrême droite. Avec la généralisation du cloud, le tissu économique et les institutions politiques elles-mêmes sont pris dans les rets des géants du numérique.
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