Une réaction, rapide et politique : voilà ce qui est attendu de la Commission européenne, et qui est demandé par de nombreuses entreprises européennes, face au « comportement inacceptable » de Broadcom, un géant américain des logiciels et des infrastructures informatiques. Dans une lettre adressée le 2 avril à Bruxelles, les représentants de quatre associations européennes, qui « regroupent plus de 1 000 entreprises du secteur », attaquent frontalement cette société et sa stratégie vis-à-vis des produits VMware. Le Cigref pour la France, Beltug pour la Belgique, CIO Platform Nederland pour les Pays-Bas et Voice pour l’Allemagne accusent Broadcom de pratiques abusives. Ils appellent la Commission européenne à « protéger les utilisateurs professionnels européens de VMware contre ce type » de comportements, et lui demandent de « mettre fin à ce désordre sur le marché de la virtualisation ».
De quoi s’agit-il ? En 2022, le géant américain Broadcom rachetait pour 61 milliards de dollars VMware, une société qui commercialise des logiciels de virtualisation. Ce sont ces outils qui permettent de faire tourner les serveurs des infrastructures de cloud (l’informatique en nuage) et de démultiplier le nombre d’ordinateurs. Jusqu’à son rachat, l’entreprise proposait des softwares à la carte (de sécurité, de serveurs virtuels, de stockage, etc), avec des possibilités d’acheter des licences d’utilisation perpétuelle ; et de très nombreuses entreprises européennes y avaient – et y ont toujours – recours. Les produits développés par VMWare étaient « les meilleurs du marché : tout le monde les achetait, ce qui explique qu’avant l’acquisition par Broadcom, VMware était dans une situation de position assez dominante sur le marché de la virtualisation », souligne Henri d’Agrain, délégué général du Cigref, que nous avons interrogé.
Des augmentations de 1 à 5
De quoi inquiéter les mêmes associations lorsque le projet de rachat est rendu public en mai 2022. Ces dernières alertent Bruxelles du risque de voir les prix s’envoler – sans succès. Et cette crainte va finir par prendre corps, après la finalisation du rachat en novembre 2023, mois où VMware serait entré dans une autre dimension. Broadcom, son nouveau propriétaire, aurait imposé « une forte augmentation des prix, le non-respect d’accords contractuels antérieurs, l’interdiction de la revente de licences,(…) ainsi que le regroupement des licences, entraînant des coûts plus élevés », listent les quatre associations européennes. C’est bien simple : « Tous les engagements contractuels contractés antérieurement ont été modifiés par VMware de manière très brutale. Ils ont augmenté les prix dans des proportions considérables, allant de un à cinq. Pour les clients, cela se traduit par des hausses de coûts extrêmement importantes », nous résume Henri d’Agrain, du Cigref.
Cette nouvelle approche reviendrait à « ponctionner financièrement, (de manière) exorbitante et illégitime (…) » l’économie européenne, une ponction évaluée à une quinzaine de milliards d’euros au cours des 24 prochains mois, déplorent les quatre associations dans leur courrier adressé à l’exécutif européen. Un véritable « hold-up » sur l’économie européenne, cingle le député français Philippe Latombe. L’élu du Modem a rejoint la bronca en adressant, la semaine dernière, une question écrite à Marina Ferrari, la secrétaire d’État au numérique : il demande au gouvernement français d’appuyer la démarche du Cigref.
Les clouders européens aussi concernés
Cet appel à l’aide rejoint celui du secteur du cloud, lancé par le CISPE (« Cloud Infrastructure Services Providers in Europe »), l’association des fournisseurs de services en nuage européens, le 19 mars. Ses membres, au rang desquels on trouve, outre les clouders, « les clients du cloud, y compris les organismes du secteur public, les grandes entreprises européennes, les PME et les start-up » comme Outscale, Clever Cloud ou Ikoula, demandaient déjà aux autorités européennes « d’examiner rapidement les actions de Broadcom, qui a annulé unilatéralement les conditions de licence pour des logiciels de VMware ».
On y retrouve les mêmes griefs : « des centaines de produits ont été retirés sans préavis, et les solutions restantes ont été regroupées dans le cadre de nouvelles conditions contractuelles, sans aucune modification technique ou développement de logiciel, ce qui a pour effet d’augmenter injustement les coûts pour les clients », regrette le CISPE. En d’autres termes, Broadcom imposerait un abonnement mensuel multiservice coûteux. Des produits ne sont plus proposés, des contrats de partenariat ont été résiliés, et les prix ont fortement augmenté.
Pour ces clouders, les conséquences de cette « résiliation brutale du contrat par Broadcom et de l’imposition de nouvelles conditions de licence prohibitives » seront désastreuses. Ils écrivent, ni plus, ni moins, qu’elles vont « décimer l’infrastructure informatique en nuage de l’Europe ».
Pour Broadcam, il s’agit d’une transition du modèle commercial des logiciels
Face à cette levée de boucliers, Broadcom, que nous avons contacté, n’a pas répondu favorablement à nos demandes de commentaires. Mais Hock Tan, un des dirigeants de la société, justifiait déjà ces changements contractuels, dans un billet de blog du jeudi 14 mars. Il s’agirait d’une « transition du modèle commercial des logiciels (…), passant de la vente de logiciels perpétuels à des licences d’abonnement uniquement – (soit) la norme de l’industrie ». Ce dernier reconnaissait toutefois « un certain malaise parmi nos clients et partenaires » du fait de ces changements. « Toutes ces mesures ont été prises dans le but d’innover plus rapidement, de répondre plus efficacement aux besoins de nos clients et de faire en sorte qu’il soit plus facile de faire des affaires avec nous », ajoutait-il.
Mais pour le député Modem Philippe Latombe, ces changements n’ont qu’une seule explication : un « calcul purement financier. Broadcom a dû contracter une dette de plus de 60 milliards d’euros pour racheter VMWare. Et la société a promis de rembourser ce prêt sur trois ans, maximum. Or, la seule façon d’atteindre cet objectif, c’est de supprimer un certain nombre de logiciels qui étaient peu utilisés du catalogue, et de multiplier le prix des licences de façon très importante », nous explique le parlementaire français.
Et pour les petits clouders, les conséquences seront désastreuses : « Je connais des petits acteurs qui sont des fournisseurs de services cloud, qui ne sont pas très connus. Eux, ils vont couler, car tout leur business tourne sur du VMware ». C’est simple : « 80% des sociétés qui fournissent des services cloud et des pure players du cloud et qui tournent sur VMware, aujourd’hui, vont disparaître », estime Henri d’Agrain du CIGREF.
Les alternatives existent, mais…
Il existe pourtant des solutions alternatives pour remplacer ces produits. Certains sont open source, d’autres sont payantes. Mais passer d’une solution à l’autre prend du temps – un temps que certaines entreprises n’auraient pas. « Vous ne pouvez pas changer les logiciels de chez VMware comme ça, en un claquement de doigts, en une semaine. Cela demande du temps parce qu’il faut revoir toute son architecture informatique », détaille le député Philippe Latombe. Les entreprises demandent donc à la Commission européenne, outre d’enquêter à ce sujet et de prendre des mesures très rapidement, de débloquer « des moyens financiers pour développer ces alternatives. Il en existe, mais il faut les compléter et les développer pour leur permettre de passer à des échelles industrielles », notamment via un PIEC Cloud – un projet important d’intérêt européen commun, détaille Henri d’Agrain. Le délégué général du Cigref ajoute : il faut « développer des outils permettant d’industrialiser la sortie de VMWare ».
Contacté par 01net.com, un porte-parole de l’exécutif européen a confirmé « avoir envoyé des demandes d’information à Broadcom pour enquêter sur cette situation ». « Plus généralement, la Commission a reçu des informations suggérant que Broadcom modifie les conditions d’octroi de licences et d’assistance pour les logiciels de VMware », poursuit le porte-parole, qui ajoute que la Commission européenne répondra en temps et en heure au courrier reçu.
Un sujet politique, qui va nécessiter « du courage politique »
Pour le député français Philippe Latombe, la réaction de Bruxelles doit arriver très vite. « La Commission européenne a les moyens d’agir, sur le terrain de l’abus de position dominante. Et les Européens doivent s’assoir face à Broadcom en disant : “ce n’est pas possible, veuillez baisser vos prix” », ajoute-t-il. « Il ne s’agit pas uniquement d’un sujet de droit de la concurrence ou de droit des contrats. Il ne faut pas laisser aux techniciens le soin de traiter ce sujet-là. Aujourd’hui, c’est un sujet qui a une dimension politique. Et donc, il doit être traité de manière politique », tacle Henri d’Agrain. Somme toute, la Commission pourrait prendre des mesures conservatoires au titre du droit de la concurrence, ou utiliser le DMA. Mais pour ce faire, il faudrait « un peu de courage politique », ajoute le délégué général.
Car c’est toute l’économie européenne qui pourrait payer les conséquences de cette situation. « Tous les acteurs européens sont concernés, en Allemagne, au Pays-Bas, en Italie, on fait les mêmes observations, on retrouve la même relation extrêmement dégradée, extrêmement violente de la part de Broadcom. J’étais au téléphone avec un CTO d’une banque italienne, qui se demande comment il va trouver un tel budget pour payer ces augmentations de prix ». Et s’il n’y a aucune réaction politique, « quel message cela envoie-t-il ? C’est : “mais allez-y ! Vous pouvez les tondre, et à part un peu couiner, il se passera rien“. Et tout le monde va s’en donner à cœur joie. C’est un signal extrêmement mauvais qui est envoyé à tous les acteurs de la tech », s’insurge Henri D’Agrain. De quoi faire dire au délégué général du Cigref : mais « pour qui travaille la Commission européenne ? Travaille-t-elle pour l’économie européenne ? Ou se tient à égale distance en arbitre un peu éthéré entre les pouilleux de l’économie européenne et les géants de la Tech américaine ? ».
Pour ne plus que cette situation se reproduise, avec un secteur du numérique dans les mains d’une seule entreprise qui pourrait augmenter ses prix de façon exponentielle sous le regard impuissant de clients, pieds et poings liés, « il faudrait développer les alternatives, subventionner l’open source parce que l’open source généralement trouve des solutions, faire monter les petits acteurs en utilisant le levier de la commande publique », plaide le député Philippe Latombe. « Ce n’est pas juste de la géostratégie. Là, on est à la merci d’acteurs économiques, qui ont envie de faire du fric », constate l’élu du Modem. En amont, il serait temps de « définir une stratégie européenne sur le sujet d’indépendance, d’autonomie stratégique numérique» , ajoute le parlementaire. Et pourtant, « c’est loin d’être, visiblement, le chemin que l’on prend. Regardez ce qui se passe avec l’EUCS, le label de cybersécurité du cloud négocié en ce moment à Bruxelles, et pour lequel l’Europe semble sur le point de renoncer »… à sa souveraineté numérique ?
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