DécryptagesConfrontation des genres et mélange des publics… Tel est le résultat de performances durant lesquelles des joueurs passionnés s’emparent de classiques de la littérature.
« – Ô Roméo ! Roméo ! Pourquoi es-tu Roméo ? Renie ton père et abdique ton nom ; ou, si tu ne le veux pas, jure de m’aimer, et je ne serai plus [de la faction] Colon. »
Difficile de faire plus iconique que la scène du balcon de Roméo et Juliette, de Shakespeare. Dans la mise en scène proposée le 30 avril 2022 par The Wasteland Theatre Company, les amoureux qui viennent de se rencontrer ne maudissent toutefois pas la rivalité entre les familles Capulet et Montaigu, mais celle entre les Pillards et les Colons, deux factions opposées du jeu vidéo en ligne Fallout 76.
Plutôt que par des acteurs en chair et en os, les deux amants y sont incarnés par des créatures purement numériques, des avatars contrôlés par des joueurs. Où sont les spectateurs ? Eux aussi sont derrière un écran. Une poignée est tombée par hasard sur ce théâtre, installé au milieu des ruines de la Virginie-Occidentale post-apocalyptique de Fallout 76, tandis que pas loin d’une centaine d’autres commentent la représentation depuis la plate-forme de streaming Twitch.
Vertige de la mise en abyme
« Aucun d’entre nous n’est professionnel ou aspirant comédien. Nous sommes juste des gamers qui se passionnent pour le théâtre », explique au Monde le metteur en scène de The Wasteland Theatre Company, qui préfère être désigné par le pseudonyme qu’il utilise dans le jeu, Northern_Harvest. Ce trentenaire canadien jovial se réjouit de fêter le premier anniversaire de la troupe, formée en juillet 2021.
Le groupe de treize personnes s’est d’abord réuni autour d’un hobby : disposer et habiller des mannequins afin de reconstituer des scènes de leurs films préférés dans Fallout 76. Mais il n’est pas rare, dans les jeux du genre, de « roleplayer », de s’inventer un double numérique, avec sa personnalité et ses caractéristiques propres : collectivement, la petite bande décide de s’amuser à incarner les différents membres d’une troupe de théâtre, pour faire découvrir Shakespeare aux autres habitants de cet univers de science-fiction. Curieuse mise en abyme : les joueurs se retrouvent à incarner des acteurs, jouant eux-mêmes les personnages de MacBeth ou Roméo et Juliette.
Une nouvelle façon de jouer (au théâtre)
Les comédiens 2.0 doivent s’adapter aux contraintes des jeux, peu malléables. Dans Fallout 76, les personnages n’ont pas d’expressions faciales. S’embrasser ou se suicider, deux des passe-temps préférés des personnages shakespeariens, y est aussi impossible. Le recours à des « emotes » (des animations préenregistrées), des intonations particulières ou des variations d’éclairages permettent de contrebalancer ces manques.
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