Tandis que les géants américains de la tech ont licencié à tour de bras ces derniers mois, un poids lourd technologique a fait exactement l’inverse : le Chinois Huawei. Si les « pertes » côté américain – amplifiées par des recrutements hâtifs pendant les « années COVID » – se chiffrent en milliers de postes chez Microsoft, Intel et autres, ce sont 10 000 personnes de plus qui ont rejoint les rangs de Huawei l’an dernier. « Un phénomène qui est notamment lié au fait que nous devons développer nous-même des technologies que les Etats-Unis nous interdisent », nous expliquent calmement Weiliang Shi et Minggang Zhang, respectivement les président et directeur général adjoint de Huawei France.
D’une étonnante (et rafraîchissante) franchise, et sans la moindre trace d’amertume, les deux hommes ont partagé avec nous l’état de leur entreprise. Numéro 1 chinois des technologies et plus gros investisseur en R&D au monde après Google/Alphabet, Huawei était donné pour « fini », « mort », voire « quittant la France pour se recentrer sur son marché intérieur ». Des propos qui ne semblent même pas faire grincer des dents quand on les interroge. « Nous fêtons nos 20 ans en France en ce début d’année. Et quand vous voyez le stand du MWC de Barcelone, vous avez vraiment l’impression que nous allons quitter la France ou l’Europe ?! », interroge en souriant M. Shi.
Il faut être sur le salon du Mobile World Congress, plus grand salon mondial des télécoms sis à Barcelone pour prendre la pleine mesure de la question. Le stand de Huawei étant tellement grand (le plus imposant du salon), qu’il occupe tout bonnement la totalité d’un hangar ! D’un côté une partie publique, avec des produits grand public et réseau. Et de l’autre côté, une surface quatre fois plus grande où le groupe chinois montre ses dernières innovations… business. Parce que si vous pensiez que Huawei c’était uniquement des smartphones, des tablettes et des routeurs 4G, vous avez raté le gros de ses activités !
Huawei a élargi ses activités
En 2018, c’est le séisme pour le numéro 1 mondial des smartphones et de la 5G : le gouvernement américain de Donald Trump part en « guerre » contre Huawei. Interdit de faire produire ses puces par TSMC et Samsung, Huawei et sa filiale HiSilicon perdent le droit de faire leurs propres puces. Interdit des Google Mobile Services, l’entreprise perd sa couronne de leader des smartphones, l’Occident ne pouvant pas se passer des Gmail et autres Google Maps.
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Frappé d’interdiction d’équipement des cœurs de réseaux, Huawei perd une partie de sa dominance dans la 5G dans les pays occidentaux et leurs alliés (Japon, Corée, etc.) et se retrouve menacé.
Loin de rester bloqué sur ses marchés perdus – encore que le smartphone reste un sujet sensible – l’entreprise s’adapte. Plus vite encore qu’elle ne l’aurait fait. « Depuis notre création en Chine en 1987, notre premier business ce sont les télécoms. Mais ce secteur ne peut plus vraiment augmenter puisque dans certains pays le taux de pénétration est déjà à 100% », explique Weiliang Shi.
L’entreprise ciblait déjà d’autres segments, mais les coups de butoir américains ont tout accéléré. Au trois « piliers » traditionnels que sont les réseaux télécom, les appareils grand public et les activités dites « entreprise », Huawei a depuis rajouté l’énergie (onduleurs solaires) appelée « digital Power », le cloud (Huawei est numéro 2 en Chine) et la voiture connectée.
Le poids de la division grand public est désormais diluée dans toutes ces activités. Et si Huawei n’a pas abandonné les smartphones, l’attention principale du groupe est tournée vers les divisions plus porteuses. Car si Huawei continue de développer et vendre des terminaux en Chine (6e vendeur), le marché local est au plus bas depuis dix ans.
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Or, tous ses autres piliers sont en énorme croissance partout ailleurs. Oui, même en Europe et ailleurs. Et oui, même en matière de télécom et de cloud, ce alors que l’entreprise a été dite « bannie », ou « évincée ». La réalité est que le Chinois est toujours là. Et compte, pour séduire, autant sur ses technologies que sur une stratégie de transparence.
Huawei joue la carte de la transparence
Avec cinq centres de recherche en France réunissant plusieurs centaines d’ingénieurs et chercheurs – même en sciences et mathématiques fondamentales – le groupe chinois a une assez importante présence dans l’Hexagone. Et tente de décoller cette image de « marque du gouvernement chinois » qui lui colle à la peau. Ce que le président de la filiale admet avec un franc parler assez désarmant de prime abord : « Il y a beaucoup de soupçon autour de nous parce qu’on va très vite. Nous aurions prétendument des subventions du gouvernement chinois, et serions sous influence du gouvernement chinois. Moi je peux vous dire que je suis chez Huawei (division française, NDLR) depuis 16 ans, je suis donc actionnaire de l’entreprise et on n’a jamais rien reçu d’argent de la Chine. Et nos comptes sont audités par KPMG ! », pose clairement Weiliang Shi.
Sexagénaire au regard pétillant, son bras droit Minggang Zhang, français d’origine chinoise et vétéran de l’industrie télécom – Alcatel-Lucent, Nokia, etc. – explique que « cette méfiance nous a rendus plus vertueux. Nous avons toutes les certifications de l’ANSSI et nous disposons désormais d’un centre à Bruxelles où toutes les entreprises et administrations partenaires peuvent venir auditer le code sources de nos produits ». Et alors, ces interdictions de cœur de réseau et d’équipement ? « La réalité est que nous sommes peu en cœur de réseau en France. Et que le moratoire français qui interdit certains équipements Huawei en France ne touche que les sites dits sensibles, comme les zones miliaires et non pas le reste du territoire », continue M. Zhang (prononcez Tchang). Et sur le reste du territoire, c’est business as usual pour Huawei, qui continue de gagner des points avec des équipements technologiquement plus avancés que ceux de la compétition. Comme ces supers antennes combinant 4G et 5G en see through, une prouesse tellement unique qu’on nous a interdit la moindre photographie !
Quant au rôle de paria de Huawei en France il semble, comme la mort de l’écrivain Mark Twain, « très exagéré ». Pas plus tard qu’en décembre dernier, Orange signaient un record du monde de vitesse de transmission de données sur fibre optique en partenariat avec l’entreprise. En France, la société chinoise signe des contrats à tour de bras avec Orange, Bouygues, SFR, SPIE, Stellantis, Nexans, Système U, etc. Notamment parce que le business de la 5G augmente de manière exponentielle et que Huawei est le champion du segment. Mais pas seulement : entre le cloud ou le stockage, l’entreprise poursuit ses conquêtes.
Et l’espionnage des données, direz-vous ? Même cela n’est pas un sujet tabou pour les deux pontes de Huawei, toujours conscients du « doute » chinois. Ils répondent tout de go « On ne traite pas les données ! On vend les équipements à nos clients et partenaires, comme Orange qui exploite en France nos solutions cloud. Et puis on rend les clés. D’ailleurs, nous sommes parmi les seuls au monde à offrir la mise en place d’un cloud que l’on livre sur site clé en main (on dit « on premise » dans le jargon, NDLR). » Une partie de ce succès se fait évidemment sur la base des qualités technologiques des produits du chinois. L’autre raison, vient d’un élément tout bête : Huawei n’a pas souffert et ne semble pas souffrir de pénurie de matériel. Et livre en temps et en heure. Une qualité que l’entreprise a acquise dans la douleur.
Résilient et préparé, IBM en modèle
Le succès actuel de Huawei, dans les domaines réseaux, stockage ou encore cloud et énergie, est dû notamment aux épreuves passées. Si l’entreprise a bien été privée de puces pour smartphones, dans les autres domaines, elle n’a pas été frappée comme les autres par les pénuries liées à la pandémie. Ce qui lui a permis de livrer, quand ses concurrents n’avaient rien dans leurs stocks. « En 2022, pour nos livraisons à trois mois nous sommes à 95% dans les temps, avec jusqu’à 92% des produits livrés en seulement un mois », se félicite M. Shi. Cette prouesse, elle le doit à sa Némésis : le gouvernement américain.
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« Si nous n’avons pas souffert et ne souffrons toujours pas de la pénurie de composants, c’est que nous pouvons remercier les Etats-Unis pour les différents blocages. Les embargos et blocages passés nous ont appris l’importance des chaînes d’approvisionnement, du doublement voire triplement des fournisseurs ainsi que du stock. Puisque nous avions subi ces problèmes avant la pandémie, nous étions mieux préparés quand elle est arrivée. Et à ce jour, on gagne toujours beaucoup de contrat grâce à nos stocks et à notre capacité à livrer », explique M. Shi.
De manière assez gracieuse, les deux hommes attribuent une partie de ce succès à un exemple. Celui de l’Américain IBM. Après avoir célébré Apple pour « la vision » ou encore Samsung, c’est finalement IBM qui est cité comme modèle. « Ce sont les premiers à avoir effectué les bons virages vers le B2B (les clients business, NDLR) ou encore le cloud. Ce sont eux qui ont les premiers théorisés les plans de gestion de la continuité du business (BCM), la meilleure vision du futur », affirment avec respect nos deux interlocuteurs. Avant de pondérer que « s’ils ont la meilleure vision, la mise à exécution des plans n’est pas du même niveau ». Or, Huawei, qui semble savoir s’inspirer des meilleurs, n’a pas ce souci de rapidité et de qualité d’exécution. La société chinoise utilise chaque défi et blocage pour étendre ses activités – privée de puce de pointe, l’entreprise commence déjà à développer des technologies de gravure EUV ! Donald Trump et les Etats-Unis semblent n’avoir fait reculé Huawei que pour lui permettre de mieux sauter.
Si vous n’achetez plus de smartphones de la marque, vous surfez toujours grâce à ses antennes, sa fibre optique, ses centres réseaux, ses centres de données. Et rechargerez peut-être bientôt votre voiture électrique (avec puces réseaux Huawei) grâce à de l’énergie solaire contrôlée par des onduleurs Huawei. Au temps pour la mort de Huawei si souvent annoncée en fanfare !