Dans Les Prophètes de l’IA (Lux, 216 pages, 18 euros), le journaliste Thibault Prévost promène son scalpel à la surface du phénomène médiatique planétaire qu’est devenue l’intelligence artificielle (IA) pour en extraire les ressorts économiques et idéologiques. Son ambition est de répondre à un apparent paradoxe : alors que les entreprises de la Silicon Valley ont toujours soutenu que leurs produits étaient bénéfiques pour l’humanité, pourquoi nous intiment-elles désormais de craindre l’IA comme le jugement dernier ?
Transhumanisme du Suédois Nick Bostrom, altruisme efficace de l’Australien Peter Singer, long-termisme de l’Ecossais William MacAskill, mais aussi « technoféodalisme », « accélérationnisme efficace », « lumières noires »… La multiplication des notions citées dans cet essai très référencé a de quoi donner le tournis, comme le reconnaît l’auteur. Nul besoin, cependant, de forger de nouveaux concepts, comme le font certains essais technocritiques à la mode : tout est déjà là, en germe depuis longtemps, et nourrit ce qu’Emile Torres considère comme « le système de croyance séculaire le plus dangereux de la planète » : une obsession des pontes de la Silicon Valley pour l’avenir de l’humanité qui s’est infiltrée jusque dans les gouvernements et les universités. Avenir dont eux seuls, bien sûr, détiendraient la clé.
Constat implacable
En remettant ces discours en perspective, Les Prophètes de l’IA nous invite ainsi à « sortir de la sidération » pour mieux discerner les contours de cette « industrie de la diversion ». Car si les stars du secteur, comme Sam Altman (OpenAI), répètent que l’« IApocalypse » est proche, ce n’est pas vraiment pour préserver leur prochain, mais plutôt pour convaincre les dirigeants mondiaux de l’importance de leurs entreprises, s’assurer d’avoir l’oreille du législateur et attirer des capitaux. « La seule fin du monde que les membres de cette élite craignent, c’est la fin de leur monde », résume ainsi Thibault Prévost, dans des termes parfois peu amènes. Elon Musk, Peter Thiel, Mark Zuckerberg ou Jeff Bezos sont ainsi qualifiés de « sinistres personnages », de « nets négatifs pour le bien commun », de « parasites » ou encore d’« hommes-enfants narcissiques et irresponsables ».
Que l’on se reconnaisse, ou non, dans son propos résolument anticapitaliste et ses tournures parfois acerbes, l’effet est là : au fil des pages, on détourne son regard d’un futur imaginaire – qu’il soit cataclysmique ou merveilleux – pour se recentrer sur le présent et son constat implacable : pour l’heure, les outils d’IA générative ne sont pas fiables (et ne le seront sans doute jamais), nuisent à la planète, pillent sans vergogne les données des utilisateurs, alimentent une probable bulle financière et perpétuent les biais sexistes et racistes. Un appel salutaire à considérer l’IA pour ce qu’elle est réellement aujourd’hui, plutôt que pour ce qu’elle pourrait très hypothétiquement être un jour.
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