Utilisant le service de chatbot Character.ai, le magazine tabloïde allemand Die Aktuelle a fait croire avoir réalisé une interview de Michael Schumacher, célèbre pilote dans le coma depuis plus d’une décennie. Un article de mauvais goût, plaqué en “une” du journal qui pourrait mener vers un procès. Qui promet d’être scruté de très près dans le cadre de la montée en puissance des IA, de leurs usages… et de leurs potentielles dérives.
Dans un élan de putasserie (oui, c’est bien un mot français) assez stratosphérique, le magazine allemand Die Aktuelle a publié une « interview » du célèbre pilote de Formule 1 Michael Schumacher… Des guillemets de rigueur puisqu’il s’agit en fait d’un dialogue avec une IA (Character.ai) qui n’a absolument aucun autre lien avec le pilote autre que d’avoir (potentiellement) « digéré » ses précédentes interviews. Dans le coma depuis 2013 à la suite d’un terrible accident de ski dans la station française de Méribel (Savoie), le plus célèbre des sportifs allemands aux sept titres de champion du monde de F1 n’a malheureusement pas vu d’amélioration de son état récemment. Et les détails de son état de santé sont un secret que sa famille préserve.
Si le magazine a bien ajouté des sous-titres tels que « Ça sonne trompeusement réel », « Qu’y a-t-il derrière » (sans le point d’interrogation) et « L’Actuel est parti à la recherche d’indices », la vérité est que la photo et le titre très punchy mis en emphase par la mention « Sensation mondiale » (Welt-Sensation) ne pondère d’un doute qu’à la marge. Nous vous laissons juge des « précautions » employées par nos confrères, mais il faut être honnête : en lecture rapide, on a vraiment l’impression que Schumi is back. Et la famille du pilote a fait savoir qu’elle s’apprêtait à une action en justice.
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Comme le rappellent nos (autres) confrères de The Verge, Die Aktuelle est coutumier des coups puants, notamment contre la famille de Schumacher. Outre de fausses révélations sur la vie intime de la femme du pilote, le journal avait déjà publié un article illustré d’une photo du couple et titré « Réveillé ». Ce sensationnalisme mensonger de la part de la presse de caniveau germanique a cependant ceci de bon qu’il nous permet de mettre en lumière les défis que vont représenter les IA. Défis informationnels, de sécurité, etc. Mais aussi les défis éthiques qui se posent à toute société lors d’une évolution technologique majeure.
Laisser le temps au temps… et aux gens
Y a-t-il une différence majeure entre la couverture de Die Aktuelle et, par exemple, les fausses interviews que l’animateur français Thierry Ardisson a réalisé sur Dalida dans le cadre de son émission « L’hôtel du temps » (il en préparerait aussi un sur Jean Gabin et Coluche) ? Si le format ne peut qu’interroger dans ce qui peut être considérer comme un travestissement de la réalité, la différence fondamentale est que les trois sujets sont morts et enterrés depuis au moins 35 ans : Jean Gabin en 1976, Michel Colucci dit Coluche en 1986 et Dalida en 1987. Alors que M. Schumacher vit encore, que l’accident qui a touché sa famille a seulement 13 ans. Faisant de son existence non une mémoire du passé, mais, pour ses enfants et proches, une douleur potentiellement quotidienne. Entre les deux modèles, il y a donc le temps et le deuil. Ce deuil si important pour les humains (et certains grands primates) qu’il en est une marque de différentiation majeure avec d’autres membres du règne animal.
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L’IA ici employée est évidemment bas de gamme – un simple chatbot amélioré et non une conscience de la personne comme on la voit dans certains films de science-fiction. Mais, une fois encore, elle a le mérite de nous forcer à nous interroger sur l’usage que l’on peut faire de l’image des personnes, décédées ou non, dans des programmes dits de « deep fakes ». Initialement apparu pour des spectacles hommages à des artistes, les deepfakes ont (malheureusement) été popularisés par le placage d’actrices connues sur des vidéos pornographiques.
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Dans le cadre de l’émission de T. Ardisson, nos confrères de France 3 avaient interrogé des enseignants et chercheurs spécialisés dans le domaine, Comme Nicole Pignier, professeur en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Limoges. Qui précisait, dans le cas de « L’hôtel du temps » sur Dalida : « Dalida, on ne lui demande pas son avis, si elle est d’accord. On va s’amuser, à la faire chanter, lui faire dire des choses, mais derrière, se pose la question du respect de la personne qui est disparue ». Et dans le cas de M. Schumacher, outre le respect de l’image de la personne – qui plus est encore vivante – le cas de Die Aktuelle pose aussi celui du respect de son entourage.
Qu’il s’agisse des domaines légaux ou éthiques, une chose est certaine : les évolutions autour des technologies dites « IA » vont bousculer beaucoup de chose autour des domaines du droit de l’image, du respect des personnes ainsi que de la sécurité (imposture, etc.). Et il va falloir que les législateurs se mettent rapidement à la page. Car alors que les révolutions que sont ChatGPT ou Stable Diffusion nous ont déjà paris de court, la plupart des prédictions prévoient une accélération des capacités de reproduction des IA. Qui font courir le risque d’une société vraiment dépassée par les technologies qu’elle engendre.
Source :
The Verge