Il y a dans nos Mac, nos iPhone et même nos Watch un iceberg dont la plupart d’entre nous n’aperçoit que la partie émergée, de temps à autre, au fil d’une astuce. Un monde construit précautionneusement, depuis 1985, un univers tout entier tourner vers une promesse « faire en sorte que la technologie fonctionne pour tout le monde ».
En amont de la journée mondiale de sensibilisation à l’accessibilité, et après des annonces de nouveautés qui sortiront au fil de l’année, nous avons eu l’occasion de discuter avec Sarah Herrlinger, directrice senior pour l’accessibilité et les initiatives d’Apple. Depuis 2012, elle contribue à cette croisade juste et sans fin. Et, si cette journée du 19 mai attire évidemment l’attention sur le sujet, et sur le besoin d’y revenir sans relâche, la représentant d’Apple tient à rappeler que « c’est un sujet central auquel nous pensons tout le temps » puisque les personnes concernées sont confrontées à leurs handicaps quotidiennement.
Face à l’immensité de la tâche à accomplir, au véritable travail de Sisyphe moderne qu’il faut sans cesse recommencer, on est tenté de se demander comment Apple s’y prend, quelle est sa recette pour mener à bien cette mission sans fin.
La réponse n’est évidemment pas d’un bloc, elle est aussi complexe que la réalité que recouvre le terme d’accessibilité. Elle est faite de l’enchevêtrement d’une volonté d’apporter la technologie à tous, d’innovations technologiques impressionnantes, et d’un regard sans cesse tourné vers autrui.
L’accessibilité au cœur
Alors, puisqu’il faut un commencement autant se tourner vers la première question posée. Si on est habitué à entendre les représentants d’Apple parler de Privacy by design (comprendre que la confidentialité des données est prise en compte lors de conception d’un produit ou d’un service), est-il juste également de parler d’accessibilité by design ? Approuvant de la tête, un sourire aux lèvres, Sarah Herrlinger répond immédiatement.
« L’équipe consacrée à l’accessibilité intervient tôt et souvent, généralement au tout début. Notre équipe est appelée quand les projets n’en sont qu’à l’état de concept, quand les équipes s’interrogent et envisagent encore tous les cas d’utilisation », nous explique-t-elle, et de donner un exemple de ce que cela permet.
« L’Apple Watch a été conçue ainsi. C’est le premier wearable qui ait été accessible à la communauté des aveugles dès le premier jour […] C’est grâce à cette réflexion qu’elle a embarqué dès sa première version Voice Over et des fonctions de zoom. », continue-t-elle. « Cela n’aurait pas été possible si nous n’avions été impliqués qu’à la fin du processus, et non au début » .
Avec, et pas pour…
Mais, comment dès lors s’assurer que le produit sera adapté aux usages, que le logiciel répondra à un besoin, que les efforts déployés seront pertinents, et pas un amoncellement de fonctions mal pensées et donc inutiles ?
Sarah Herrlinger nous répond qu’elle est persuadée que « la pierre angulaire d’une bonne accessibilité est de travailler avec la communauté » des personnes qui bénéficieront de la fonction. Elle a même un petit mantra, qu’elle répète à l’occasion : « construire avec eux, et pas pour eux ».
Cela commence évidemment en s’assurant qu’il y a « parmi les équipes d’Apple des personnes concernées » par ces handicaps. Sans oublier « le travail avec des associations spécialisées », également.
Il faut aussi toujours être « à l’écoute des membres des communautés auxquelles on souhaite apporter des outils » pour accéder à la technologie et faciliter leur quotidien.
Un point de vue que nous confirmait avec une sorte d’émerveillement, Laurent Chardard, encore impressionné par l’attention des équipes de Sarah Herrlinger.
Ingénieur de formation, aujourd’hui âgé de 26 ans, Laurent Chardard a perdu son bras et sa jambe droites lors de l’attaque d’un requin, alors qu’il surfait sur une plage de sa Réunion natale.
Devenu depuis sportif professionnel, et champion de natation européen et deux fois médaillé (argent et bronze) aux championnats du monde de 2019, il a eu l’occasion de contribuer au développement de la fonction Assistive Touch, annoncée lors de la WWDC 2021.
Cette fonction permet de piloter la Watch d’une main, sans interagir avec son écran tactile ou sa couronne digitale. Elle offre la possibilité d’activer des fonctions en serrant le poing, et de définir des mouvements de doigts pour lancer une application ou ouvrir un menu, par exemple.
Laurent Chardard se souvient d’une réunion en visioconférence, face à six ou huit membres de l’équipe chargée du développement de la fonction. Il se rappelle des questions précises sur ses retours, des notes prises avec attention, et surtout de l’intérêt face à un petit détail, presque insignifiant.
« Alors qu’on parlait, je me suis souvenu que la fonction s’était déclenchée pendant que je cuisinais, et coupais du poulet », nous dit-il autant amusé qu’un peu gêné par la banalité de son observation.
Les contractions des muscles de son avant-bras avaient été interprétées comme un déclenchement de la fonction. Un faux positif, donc. Après de nouvelles questions et des prises de note, l’équipe est retournée à son métier, et a, semble-t-il, corrigé le problème.
L’anecdote est amusante, mais montre également l’attention portée aux détails, et surtout le suivi précis auquel Apple s’astreint lors du développement de ses fonctions d’accessibilité. Une fonction destinée à offrir des possibilités et faciliter la vie ne vaut que si elle n’est pas boguée ou mal finalisée.
Pour éviter ces travers, « il faut prendre le temps d’écouter », répète patiemment Sarah Herrlinger, avant de dévoiler l’ampleur de son ambition et de son attention quand on lui demande comment elle envisage cette tâche sans fond.
« Il nous faut chercher des individus, des cas particuliers, et d’année en année étendre le nombre de personnes qui peuvent utiliser ces produits. Si nous trouvons quelqu’un que sa condition empêche d’accéder à la technologie, alors cela doit devenir notre priorité de lui donner, ainsi qu’aux personnes qui sont touchées par les mêmes handicaps, les moyens d’accéder à la technologie. »
Un écosystème unifié, des progrès qui ruissellent
Et pour arriver à cela, Apple a une force et un atout rare, celui de l’intégration de ses produits au sein d’un écosystème unifié et pensé pour offrir des interactions instantanées. La nouvelle fonction d’affichage en miroir de l’écran de la Watch sur son iPhone est ainsi le fruit d’une volonté – donner accès à la Watch à des utilisateurs qui ne pouvaient pas en profiter – et de la construction d’un écosystème maîtrisé. Grâce à cette nouvelle fonction, des personnes ayant des troubles moteurs peuvent contrôler leur montre connectée depuis leur smartphone Apple, et ainsi bénéficier de ses fonctions de santé, par exemple.
Un véritable défi, qui a commencé en 1985, avec l’ouverture du premier « bureau » destinée à traiter de l’accessibilité des produits Apple. Essentiellement des Mac, bien entendu, avec la gestion de claviers et souris adaptés, puis la conception et l’intégration de Voice Over dans Mac OS X au début des années 2000.
Mais l’accélération s’est faite évidemment avec le produit qui allait faire entrer Apple dans une nouvelle dimension, l’iPhone.
« Pour nous, il était essentiel de ne pas laisser la communauté des aveugles derrière, alors que nous basculions vers les écrans tactiles », rappelle Sarah Herrlinger, avant de préciser que « les écrans tactiles n’avaient jamais été rendus accessibles à la communauté des malvoyants jusqu’alors ».
En 2009, soit quelques mois seulement après le lancement de l’App Store pour des applications tierces, Apple introduisait les premiers SDK destinés à offrir des outils de développements pour intégrer l’accessibilité dans les applications que ses équipes n’avaient pas conçues. Les équipes de Sarah Herrlinger faisaient également en sorte de Voice Over soit disponible sur le nouveau produit phare de la société.
« Ce qui a permis à la communauté des malvoyants de révolutionner la façon dont elle interagissait avec cette technologie, et de démontrer que c’était possible », énonce-t-elle avec une fière humilité.
Et, en interne, pour les équipes d’Apple, cela a permis ensuite d’adopter le tactile pour de nombreux produits avec chaque fois la garantie que ce savoir-faire acquis avec iOS, et enrichi peu à peu avec les commandes vocales, par exemple, permettrait de ne plus exclure les personnes souffrant de déficiences visuelles.
Ultime itération des commandes vocales, Siri est un fer de lance en matière d’accessibilité. Utile pour les utilisateurs lambdas, il devient essentiel aux malvoyants ou à des personnes comme Laurent Chardard, quand elles veulent interagir avec leur téléphone dans un environnement qui les oblige à utiliser leur main valide. Une forme de dépendance qui ne peut qu’inciter à vouloir que Siri progresse encore plus…
Le meilleur de la technologie pour repousser les limites de l’accessibilité
Pour Sarah Herrlinger, la technologie est autant un moyen auquel il faut donner accès qu’un outil pour faciliter cet accès. L’innovation technologique, qu’embarquent les différents produits Apple, se met au service de l’accessibilité. La meilleure et plus récente illustration est la fonction Door Detection.
L’idée est simple : s’assurer que les personnes mal voyantes puissent se repérer pour les derniers mètres qui les amènent à leur objectif. Imaginons que l’une d’entre elles descendent d’un taxi ou sorte d’une bouche de métro, elle prend son iPhone qui va détecter les portes à proximité, les décrire, et même lire les inscriptions présentes. Ainsi, l’utilisateur pourra seul trouver la bonne porte, savoir à quelle distance elle se trouve, dans quel sens elle s’ouvre, etc. Un moyen de gagner en indépendance, en sérénité.
L’idée est simple. Mais la réalisation l’est évidemment moins. Elle repose sur le meilleur des technologies introduites par Apple. Le lidar, présent dans les derniers iPhone et iPad Pro, est impliqué, ainsi que des algorithmes d’apprentissage machine capables de reconnaître des objets, du texte, etc. Une avalanche de technologie au service d’une cause.
A voir Door Detection fonctionner, on ne peut qu’être impressionné. Et bien entendu, on ne peut également que penser à la réalité augmentée, encore à l’état de balbutiement dans la tech, mais qui semble plus avancée chez Apple, en matière de briques logicielles, tout au moins.
« La réalité augmentée est un nouveau monde plein de promesses, et il est facile d’imaginer comment on pourrait l’utiliser en matière d’accessibilité. », explique Sarah Herrlinger, avant de préciser – précaution habituelle que, pour l’instant, Apple n’a pas fait d’annonce dans ce sens.
Mais son enthousiasme n’est pas long à reprendre la main : « nous considérons qu’en l’espèce tout est possible. Nous aimerions voir comment les acteurs tiers considèrent la réalité augmentée sur nos plates-formes à l’avenir ».
Car évidemment Apple ne peut tout faire seul. Les développeurs de son écosystème ont un rôle à jouer. Et même si les univers de Google et d’Apple sont deux communautés séparés les géants se respectent assez pour s’unir. C’est notamment le cas dans la compatibilité avec les claviers braille, par exemple, nous explique Sarah Herrlinger. Les équipes des différents titans de la tech se sont mises autour d’une table pour faire en sorte que tous les périphériques soient pris en compte, qu’il y est une sorte de standard de fait. L’annonce du support natif de ce genre de clavier dans Android 13 en est une manifestation.
Derrière les géants…
A écouter Sarah Herrlinger parler, posément, mais avec une passion évidente, avec un recul sur la tâche à accomplir qui force le respect, on se prend à imaginer combien de vies ont été changées, rendues meilleures par ses équipes.
Alors on pose la question de savoir combien d’utilisateurs de l’univers Apple ont recours à ses fonctions d’accessibilité. Des chiffres qu’on imagine devenir vite impressionnants, quand on sait que l’Organisation mondiale de la santé estime qu’entre 15 et 20% des utilisateurs de mobiles sont en situation de handicap.
Mais sa réponse, dite d’une voix réfléchie, posée, nous montre que parfois les chiffres ne comptent pas, même dans un groupe qui brasse les milliards de dollars chaque trimestre et compte des centaines de millions d’utilisateurs.
« Je ne veux pas penser au travail que je réalise au travers du prisme des chiffres. Je fais ce que je fais, parce que je pense que les technologies doivent fonctionner pour tout le monde. Je ne pense pas au tout, mais à chaque individu, plaide-t-elle. J’essaie de faire plus, en me concentrant sur l’aspect humain. »
De tous les ingrédients qui font l’accessibilité, en ressort un qu’il faut chérir, saluer, et placer au centre de tout, qu’il ne faut surtout pas oublier dans un monde volontiers solutionniste : l’Humanité.
Celle qui est concernée au premier chef par l’accessibilité bien entendu, celle qui vit à leur côté, et puis celle également qui se cache derrière les géants de la tech, qu’on oublie parfois, et qui tente à son échelle de rendre le monde meilleur.
C’est la voie universaliste que suit et s’est construite Sarah Herrlinger, la seule qui vaille, un cap dont elle ne dévie pas. A l’occasion de la journée mondiale de sensibilisation à l’accessibilité, elle prend la lumière et la défend avec ferveur et enthousiasme.
Le reste du temps, dans l’ombre du géant Apple, elle s’efforce de conduire cet effort, pour que nous puissions, toutes et tous, profiter aussi équitablement que possible de la technologie qui irrigue nos vies, que ce soit aujourd’hui ou demain… Inlassablement, toutes et tous, connu.e.s ou inconnu.e.s, vous et moi, Laurent Chardard, incroyable survivant, Bachir K., si impressionnant sur un tatami et dans la vie, ou encore toi, Jéjé, qui va toujours de l’avant…