C’est une plongée inédite dans la boîte noire du lobbying. Le Monde et ses partenaires ont pu avoir accès à plus de 18 gigaoctets de données internes – courriels, présentations, comptes rendus de réunion – de l’entreprise Uber. Ces données, transmises au quotidien britannique The Guardian, ont été analysées par plus de 40 rédactions dans le monde sous la supervision du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ). Elles incluent notamment la période la plus « chaude » d’Uber : les années 2014-2016, durant lesquelles l’entreprise s’implante notamment en France, sur fond de manifestations violentes de taxis et de questions sur son modèle sans contrat de travail.
Cette gigantesque quantité de documents détaille, par le menu, la manière dont Uber a utilisé, en France comme ailleurs, toutes les ficelles du lobbying pour tenter de faire changer la loi à son avantage. L’entreprise ne s’est pas contentée de nouer, classiquement, des contacts à tous les niveaux du monde politique et de l’administration. Elle a aussi écrit des amendements « clés en main », transmis à des parlementaires sympathisants de sa cause ; embauché des agences aux méthodes douteuses pour mener des campagnes d’influence ; payé des universitaires pour écrire des études soigneusement encadrées pour leur être favorables ; fait appel aux ressources de la diplomatie américaine ; ou encore aidé secrètement à créer une organisation « indépendante » de défense des chauffeurs VTC dont elle contrôlait en réalité l’action.
Mis bout à bout, ces jeux d’influence dépeignent à quel point les grandes entreprises peuvent démultiplier les angles d’attaque pour contourner les législations nationales
Ces jeux d’influence ne sont pas illégaux. Et c’est peut-être un problème : mis bout à bout, ils dépeignent à quel point les grandes entreprises, alimentées par des budgets quasi infinis levés auprès d’importants investisseurs aux Etats-Unis, peuvent démultiplier les angles d’attaque pour contourner les Parlements nationaux et les régulateurs. Les registres de transparence, en France comme au niveau européen, n’offrent qu’une minuscule fenêtre sur les agissements de ces lobbyistes.
Les « Uber Files » révèlent aussi un pan totalement inconnu de l’histoire de la « start-up nation » voulue par Emmanuel Macron. Ils démontrent à quel point l’actuel président de la République, alors ministre de l’économie, s’est démené pour soutenir, contre l’avis de sa majorité et à l’insu de son gouvernement, une entreprise visée par de multiples enquêtes judiciaires et fiscales. Emmanuel Macron a agi, dans l’ombre, en véritable partenaire d’Uber, s’impliquant personnellement à de multiples reprises dans un dossier sur lequel il n’avait officiellement aucune responsabilité.
La « stratégie du chaos » déployée partout
A l’époque, pourtant, il n’y a pas besoin d’avoir accès aux données internes d’Uber pour savoir que l’entreprise est sulfureuse. Travis Kalanick ne le cache pas : son entreprise suit la « stratégie du chaos », qui consiste à s’implanter dans des pays au mépris des législations nationales, faire croître le nombre d’emplois et d’utilisateurs, et ne négocier qu’une fois en position de force. Ce chantage à l’emploi a été théorisé et appliqué par Uber dans des dizaines de pays – en France, l’entreprise maintiendra durant plusieurs mois son service UberPop, qui permet à tout un chacun de s’improviser chauffeur, alors qu’il a été jugé illégal à plusieurs reprises.
Les « Uber Files » montrent comment l’entreprise a tenté, à six reprises, d’entraver l’action des enquêteurs français lors de perquisitions dans ses bureaux
A cette époque, le respect de la loi, dans sa lettre comme dans son esprit, n’est pas la priorité d’Uber. Les « Uber Files » montrent comment l’entreprise a tenté, à six reprises, d’entraver l’action des enquêteurs français lors de perquisitions dans ses bureaux. Mais aussi la manière dont elle a su « optimiser » de manière agressive son imposition, par le biais de sa filiale néerlandaise, avec la complicité des autorités des Pays-Bas. Ou encore les contorsions complexes utilisées par l’entreprise pour justifier l’embauche de l’ex-commissaire européenne Neelie Kroes, tenue en théorie par des clauses éthiques l’empêchant de rejoindre une entreprise qu’elle encadrait précédemment.
« Je suis entré chez Uber il y a dix ans, au début de ma carrière. J’étais jeune et inexpérimenté et j’ai, trop souvent, pris mes consignes de la part de supérieurs à l’éthique discutable », reconnaît aujourd’hui Pierre-Dimitri Gore-Coty, à l’époque manageur pour l’Europe de l’Ouest, aujourd’hui patron de la puissante branche de livraison de repas Uber Eats. Uber assure avoir changé, après le départ de Travis Kalanick, remplacé en 2017 par le plus consensuel Dara Khosrowshahi.
Le lourd tribut payé par les chauffeurs
Dont acte. Mais les « Uber Files » ne lèvent le voile que sur une toute petite partie du lobbying qui vise, en France comme ailleurs, parlementaires, ministres, maires de grandes villes ou commissaires européens. Dans les campagnes d’influence d’Uber, d’autres acteurs américains des nouvelles technologies apparaissent aussi par intermittence – dans ce petit milieu du lobbying, les agents de « politiques publiques », comme ils se décrivent pudiquement, se connaissent tous et naviguent souvent d’une entreprise à l’autre.
Les défenseurs d’Uber objecteront sans doute que l’entreprise, en dépit de ses défauts, a malgré tout permis de secouer le secteur des taxis, qui faisait lui-même un important lobbying à l’époque, et créé de nombreux emplois. Ce dernier argument serait plus audible si les chauffeurs de VTC de l’époque n’avaient pas été ceux qui, justement, ont payé le plus lourd tribut à la « stratégie du chaos » d’Uber.
Parfois agressés par des taxis, souvent instrumentalisés par l’entreprise, qui les incitait à manifester contre des mesures restrictives, les premiers chauffeurs d’Uber ont aussi été les plus durement touchés par les baisses de tarifs décidées unilatéralement par Uber en 2017. Poussant des chauffeurs qui s’étaient parfois lourdement endettés pour acheter un véhicule de standing, sans qualifications particulières, à devoir travailler toujours plus d’heures pour toujours moins d’argent. Moins de dix ans plus tard, la plupart ont abandonné – et se sont reconvertis.