Economistes ou lobbyistes ? Nicolas Bouzou, Augustin Landier et David Thesmar ont tous les trois été rémunérés par Uber pour étudier les effets de la plateforme de véhicules de tourisme avec chauffeur (VTC) sur l’économie française. Mais leur travail s’est fait en « totale indépendance », ont-ils assuré lors de leurs auditions récentes par la commission d’enquête parlementaire sur les « Uber Files ».
Le fait que des entreprises privées puissent rémunérer des experts pour rédiger des analyses est connu. Mais l’enquête publiée en juillet 2022 par Le Monde et ses partenaires du consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) a dévoilé les coulisses de ce marché de l’expertise, notamment à partir des échanges entre Uber et les économistes concernés. Face aux dénégations des intéressés, Le Monde publie de nouveaux extraits de ces documents, qui témoignent d’une démarche plus orientée qu’ils ne le prétendent.
« Uber Files », une enquête internationale
« Uber Files » est une enquête reposant sur des milliers de documents internes à Uber adressés par une source anonyme au quotidien britannique The Guardian, et transmis au Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et à 42 médias partenaires, dont Le Monde.
Courriels, présentations, comptes rendus de réunion… Ces 124 000 documents, datés de 2013 à 2017, offrent une plongée rare dans les arcanes d’une start-up qui cherchait alors à s’implanter dans les métropoles du monde entier malgré un contexte réglementaire défavorable. Ils détaillent la manière dont Uber a utilisé, en France comme ailleurs, toutes les ficelles du lobbying pour tenter de faire évoluer la loi à son avantage.
Les « Uber Files » révèlent aussi comment le groupe californien, déterminé à s’imposer par le fait accompli et, au besoin, en opérant dans l’illégalité, a mis en œuvre des pratiques jouant volontairement avec les limites de la loi, ou pouvant s’apparenter à de l’obstruction judiciaire face aux enquêtes dont il faisait l’objet.
« 50 000 euros chacun » pour « dix journées à temps plein »
Augustin Landier, professeur à HEC Paris, et David Thesmar, professeur au MIT américain, ont écrit ensemble quatre livres depuis 2007 et forment un duo apprécié des médias. En mars 2016, ils publient avec un salarié d’Uber, Daniel Szomoru, une analyse des profils des chauffeurs Uber en France. Le document mis en ligne par la société précise que MM. Landier et Thesmar « ont travaillé sur ce rapport dans le cadre d’un contrat avec Uber ».
L’enquête « Uber Files » a montré qu’au-delà d’une simple analyse économique, cette étude s’est inscrite dans la stratégie de lobbying de la plateforme de VTC. « Le message-clé, c’est l’emploi. (…) Nous utiliserons le rapport de Landier à toutes les sauces pour obtenir un retour sur investissement », écrivait ainsi un lobbyiste en 2015 dans une série d’échanges internes de l’entreprise Uber. Un enjeu qui a justifié le paiement de 100 000 euros aux auteurs, ce qu’a confirmé aux députés David Thesmar le 30 mars : « On a fait 50 000 euros chacun » pour « au moins dix journées à temps plein » chacun, s’est-il justifié, assurant que cette somme somme se situe dans les tarifs habituels du marché.
Les deux universitaires ont en revanche défendu leur démarche et sa présentation, estimant avoir clairement affiché la couleur. « L’étude n’a pas été soumise à un journal académique » justement parce que les données ont été fournies par Uber, a expliqué Augustin Landier, auditionné le 6 avril. Le premier article de la presse française évoquant ce travail, publié par Les Echos et relayé par M. Landier sur Twitter, le présente tout de même comme « la première étude universitaire réalisée sur le sujet ».
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