Depuis plusieurs années, les supermarchés déploient à tour de bras des caisses automatiques qui laissent au client la charge de scanner les articles et payer.
Une forme de travail gratuit qui touche toutefois une limite. Les tenanciers de ces établissements redoutent que ces nouveaux équipements ne facilitent le vol dans à l’étalage.
Pour faire face à ce problème, le groupe Les Mousquetaires (Intermarché, Netto, Bricorama) a annoncé vouloir étendre en 2025 le déploiement d’une solution de surveillance algorithmique au sein de ses magasins.
De la « transaction erronée » à la fraude
Le groupe avait inauguré un premier pilote en 2024 dans son Intermarché de La Farlede, qui avait été équipé de caisses embarquant le système Vynamic Smart Vision Shrink Reduction commercialisé par la société américaine Diebold Nixdorf. C’est finalement un communiqué du constructeur qui a annoncé début janvier le déploiement de ces solutions à plus grande échelle par le groupe.
L’accent est mis sur la détection des « transactions erronées » et la diminution des interventions humaines pour assister les clients à ses caisses automatiques.
Mais selon la présentation de la solution sur le site du fabricant, ce dispositif permet surtout d’avoir recours à des technologies d’intelligence artificielle pour analyser les images captées par les caméras installées sur les caisses automatiques. L’idée ? Détecter en temps réel les vols, pour permettre aux équipes d’intervenir. Soit un cas d’usage typique de vidéosurveillance algorithmique.
En attente d’un avis de la CNIL
En la matière, la réglementation est résumée sur le site de la CNIL. En dehors du cadre de l’expérimentation ouverte pour les Jeux Olympiques, qui autorise certains acteurs comme la SNCF ou les stades à tester ce type de solutions pour des cas d’usages définis à l’avance, le seul usage autorisé de ce type de technologie dans un espace ouvert au public est à des fins statistiques. Dans le cas des supermarchés, l’analyse est complexe, puisqu’il s’agit d’établissements privés ouverts au public.
Questionné sur ce point par ZDNET, le groupe Les Mousquetaires assure avoir pris ses précautions pour rester dans les clous. Le groupe explique avoir configuré les appareils afin d’utiliser « un mode de fonctionnement où l’enregistrement vidéo est limité à l’activité en caisse libre-service (gestes relatifs au scan des produits), les visages sont floutés en totalité, seuls la silhouette et le panier sont reconnaissables. »
Le groupe assure ainsi qu’aucune donnée personnelle ou biométrique n’est enregistrée par les appareils. L’ordinateur se contente d’analyser le comportement des personnes en direct. L’entreprise assure avoir informé la CNIL de ses expérimentations. Et attendre son feu vert avant de proposer la solution à ses franchisés. « La CNIL a indiqué vouloir rendre un avis [sur l’usage de ces technologies dans les supermarchés] d’ici la fin du trimestre. Durant cette période, aucune expérimentation supplémentaire n’est lancée ». Contactée, la CNIL n’a pas répondu à nos questions.
Un marché qui se porte bien
Ce flou juridique n’empêche pas les vendeurs de ce type de solution de proliférer. « Cela fait plusieurs années que nous nous battons contre ce type de déploiement. C’est un véritable marché qui s’est développé, en jouant sur une fausse incompréhension du droit en vigueur et en profitant du contexte de la loi sur les JO qui a ouvert certaines expérimentations » indique Noémie Levain, juriste membre de l’association La Quadrature du Net.
La Quadrature a recensé plusieurs autres acteurs de ce marché. La start-up française Veesion équipe déjà plusieurs chaînes de magasins comme Leclerc, la Fnac ou Biocoop. La Quadrature soutient que le déploiement de ces outils est illégal. Et la CNIL ne se presse pas pour intervenir sur le sujet. Elle rappele auprès de Streetpress que la pratique devrait être « encadrée par un texte de loi ». Mais en l’absence de celui-ci, la pratique reste illégale. « Le problème, c’est que tant que personne n’attaque ces déploiements en justice ou devant la CNIL, rien ne les empêche. C’est une stratégie des « petits pas » qui permet de légitimer le déploiement de ce genre d’outil, en dépit du cadre légal » résume la juriste.
Cette stratégie n’est pas neuve. En 2022, le président de la fédération du secteur Perifem s’agaçait de ne pas pouvoir déployer des solutions de vidéosurveillance algorithmique dans ses magasins. La faute à un cadre réglementaire encore trop sévère. Dans les colonnes du Monde, la fédération soulignait qu’outre la lutte contre les vols, ces solutions pouvaient avoir de nombreuses autres applications. Cela va de l’étude comportementale des clients dans les magasins à la détection de produits manquants en rayon. Voire à terme le déploiement de systèmes automatisés sans caisses, comme ceux testés par Amazon.
Une explosion du vol à l’étalage?
La question du vol à l’étalage qui semble motiver les supermarchés à déployer ces solutions mérite toutefois d’être relativisée. Dans plusieurs articles, l’argumentaire justifiant l’installation de ces outils explique que la mise en place des caisses automatiques a provoqué « une explosion » du vol à l’étalage. Le ministère de l’intérieur mentionne une hausse de 15% des vols en 2022 par rapport à l’année précédente, pour un total de 42 000 plaintes enregistrées. La faute à l’inflation, ou parfois au déploiement des caisses automatiques, c’est selon.
Mais selon les chiffres des plaintes enregistrées pour vol à l’étalage publiés par le ministère, « l’explosion » n’est pas flagrante. Les années 2020, 2021 et 2022, marquées par les confinements liés à la pandémie de Covid, affichent les chiffres les plus bas des dix dernières années. Autour de 40 000 plaintes par an. « L’explosion » correspondrait donc plutôt à un retour à la normale après la réouverture des magasins. Si on compare le nombre de plainte enregistré en 2022 avec celui de 2019, il est en baisse de 14,7%.
La CPME soulignait aussi la lourdeur administrative et le faible taux de condamnation qui décourage de nombreux commerçants à déposer plainte. Depuis 2023, un nouveau dispositif d’amende forfaitaire permet de sanctionner les contrevenants reconnaissant les faits sans passer par un dépôt de plainte.
Les chiffres récents des vols à l’étalage restent donc aujourd’hui entre les mains des commerçants. Interrogé sur le taux de fraude constaté dans ses magasins, le groupe Les Mousquetaires n’a pas souhaité répondre à nos questions.