La firme a recours à un verrou logiciel qui prive ses smartphones de certaines fonctions si vous changez des pièces clés. Une technique qui oblige ses clients à passer par ses propres services de réparation, au détriment d’alternatives plus pratiques… et moins chères. Le parquet de Paris vient d’ouvrir une enquête à l’encontre du géant américain, à la suite d’une plainte de l’association Halte à l’Obsolescence Programmée.
Rappelez-vous, c’était il y a quelques mois seulement : Apple inaugurait son programme Self Service Repair en France : un service censé vous permettre de réparer votre iPhone, ou Mac vous-même, « à la maison ». Après plusieurs années durant lesquelles le géant américain avait progressivement verrouillé les réparations de ses produits, il semblait initier par là un louable virage… Certes contraint et forcé par une législation de plus en plus favorable au « droit à la réparation ».
Malheureusement, il a vite fallu se rendre à l’évidence : cet effort d’ouverture était un trompe-l’œil. Comme l’avaient déjà remarqué des journalistes américains lors du lancement du programme outre-Atlantique, la procédure de réparation à domicile a tout du parcours du combattant : pièces détachées proposées à un prix très élevé, location de machines complexes (deux valises remplies d’outils, lourdes de plus de 30 kilos !), caution de 1 200 euros à payer en cas de non-retour du matériel dans les délais… Apple a tout fait pour démotiver les bidouilleurs.
La sérialisation, un verrou logiciel qui interdit la réparation « à la maison »
Mais surtout, le fabricant de l’iPhone n’a pas mis fin à une pratique peu connue du grand public, mais qui pourrit la vie des réparateurs indépendants et prive parfois les iPhone d’une seconde vie : la « sérialisation », ou « appariement ». Un verrou logiciel qui dépossède le terminal réparé de certaines fonctions si la pièce modifiée n’a pas été validée par Apple. Exemple : si vous changez vous-même la caméra frontale de votre iPhone, la reconnaissance faciale Face ID ne fonctionnera plus.
« La sérialisation consiste à coupler un numéro de série d’une pièce détachée à celui de la carte mère d’un terminal électronique », nous explique Sandra Auboy, porte-parole d’iFixit en France. Ensuite, à chaque démarrage de l’appareil, celui-ci va effectuer une vérification des pièces. Si un numéro de série n’a pas été validé, l’OS va vous avertir de la présence d’une pièce non vérifiée. Voire, pour certaines pièces, désactiver certaines fonctions de l’appareil, à l’image de Face ID lorsqu’on change la caméra selfie. « Ce qui est encore plus problématique, c’est qu’Apple agit ainsi même en cas d’utilisation d’une pièce officielle ! Vous avez deux iPhone 12 et souhaitez en réparer un avec l’écran de l’autre ? Vous ne pouvez pas, car le numéro de série ne sera pas le même » témoigne Sandra Auboy.
iFixit, spécialiste de la réparation « à peu de frais », est évidemment vent debout contre cette pratique, qui oblige à passer par des réparateurs agréés afin d’obtenir le précieux sésame – délivré par Apple, et lui seul – à la fin de la procédure de réparation. Le tout par le biais d’une plate-forme au secret jalousement gardé, baptisée GSX (Global Service Exchange). « Il faut absolument passer par le réseau d’Apple pour pouvoir apparier des pièces après réparation. Si vous achetez vos pièces ailleurs, c’est impossible », commente Sandra Auboy.
La sérialisation n’est pas propre à Apple : les fabricants de consoles, comme Sony ou Microsoft, utilisent depuis longtemps la même technique pour limiter les possibilités de hack. Samsung l’a aussi introduite dans certains de ses terminaux récemment. Et les fabricants d’imprimantes, comme HP, profitent aussi d’astuces de ce genre pour vous empêcher d’acheter des cartouches compatibles, moins onéreuses.
Un nouveau combat pour HOP
Mais, parmi tous les fabricants de matériel high-tech, celui de Cupertino se démarque particulièrement. Ce qui n’a pas échappé à l’association Halte à l’Obsolescence Programmée (HOP), qui a, fin décembre, déposé une plainte à l’encontre du géant américain, pour cause d’entrave à la réparation et obsolescence programmée.
HOP n’en est pas à son coup d’essai : à la fin 2017, l’association s’était déjà attaquée à Apple dans l’affaire dite du « Batterygate » : l’entreprise américaine avait en effet volontairement ralenti certains iPhone dont la batterie vieillissait par le biais d’une mise à jour d’iOS… sans en informer ses clients. Elle avait été condamnée en 2020 à une lourde amende de 25 millions d’euros pour cela.
Cette fois, c’est la sérialisation qui est au cœur de la plainte de HOP, qui vient de remporter une première victoire, puisqu’une enquête vient d’être ouverte par le parquet de Paris.
Depuis l’entrée en vigueur de la loi antigaspillage, le code de la consommation est en effet clair sur le sujet : « Toute technique, y compris logicielle, par laquelle un metteur sur le marché vise à rendre impossible la réparation ou le reconditionnement d’un appareil ou à limiter la restauration de l’ensemble des fonctionnalités d’un tel appareil hors de ses circuits agréés est interdite. » C’est pourtant exactement le cas d’Apple avec la sérialisation des pièces détachées.
HOP s’est bien entendu appuyé sur ce nouveau délit, mais pointe aussi du doigt des « pratiques commerciales trompeuses » puisque Apple ne tiendrait pas le consommateur informé des conditions de réparation de ses appareils. Et alerte, par ailleurs, sur « l’impact environnemental et social titanesque de la sérialisation », qui pousse les consommateurs à changer leur terminal plutôt qu’à le réparer.
Comment Apple justifie-t-il la sérialisation ?
Apple a bien des explications pour imposer ce blocage logiciel. Il explique notamment qu’à défaut de sérialisation, la sécurité de certains modules clés de l’iPhone – comme les capteurs avant, qui permettent à Face ID de fonctionner, ou le lecteur d’empreinte – pourrait être remise en cause. La firme l’indique clairement dans les manuels de réparation qu’elle propose au téléchargement : « Après la réparation d’une carte logique ou d’une pièce d’authentification biométrique (Touch ID ou Face ID), il est nécessaire de connecter les capteurs biométriques à la Secure Enclave de la carte logique pour garantir la sécurité du dispositif. »
« Les fabricants trouvent toujours de bonnes excuses pour limiter le droit à la réparation, mais sont-ce de bonnes excuses ? On ne le pense pas. On pourrait comprendre les raisons de sécurité données par Apple, mais d’autres constructeurs parviennent bien à contourner ces problèmes. S’il le voulait, Apple pourrait le faire aussi » rappelle Sandra Auboy. Google, par exemple, permet de calibrer facilement un lecteur d’empreinte de remplacement sur ses smartphones Pixel, par le biais d’un logiciel accessible à tous. « Si vous ne pouvez pas réparer votre smartphone comme vous le désirez, il ne vous appartient pas vraiment », conclut-elle.