Un article du projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice suscite la controverse. Il permet d’activer à distance des téléphones mobiles et de capter des images ou du son à l’insu de son propriétaire, pour des cas de crime organisé ou de terrorisme.
C’est un article du projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la Justice 2023-2027 dont s’est inquiété l’Ordre des avocats, le 17 mai dernier. Dans son viseur, une disposition qui, si ce texte est adopté en l’état, permettrait à la police d’activer à distance tout appareil électronique comme des téléphones portables, sous certaines conditions. Le 3 mai dernier, le garde des Sceaux Eric Dupond-Moretti présentait son projet de loi visant à dépoussiérer le code de procédure pénal. Dans les nouveautés, un article 3 prévoit « l’extension des techniques spéciales d’enquête pour permettre l’activation à distance des appareils connectés aux fins de géolocalisations et de captations de sons et d’images ».
Il s’agirait donc d’activer, à l’insu du propriétaire, certaines fonctionnalités d’un smartphone dans le cadre d’une enquête. L’objectif : obtenir la géolocalisation d’un suspect ou récupérer des preuves en activant le son ou l’image d’un smartphone, sans le consentement du principal concerné. Problème : cette nouvelle possibilité ne serait pas assez encadrée, estime l’Ordre des avocats. De là à faire planer l’ombre de Big Brother dans l’Hexagone, comme le soutiennent certains ?
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Une simple mise à jour des pratiques actuelles ?
Pour les défenseurs du texte, il n’y a aucune raison de s’inquiéter. Il s’agirait simplement d’une simple mise à jour dans la loi des pratiques actuelles. Les enquêteurs, sous contrôle d’un magistrat, peuvent déjà demander à ce qu’un mouchard, un traceur GPS, un micro ou une caméra soient placés pour espionner un suspect. Ils peuvent aussi parfois recourir à des logiciels d’espionnage installés sur les smartphones de personnes visées par des enquêtes spécifiques.
Cet article permettrait d’ajouter à la panoplie d’outils d’investigation existants l’utilisation du smartphone, de l’ordinateur de bord d’une voiture ou de tout autre appareil électronique. En étant activés à distance, ces appareils pourraient permettre aux enquêteurs de constituer des preuves.
Capter des sons et des images seulement pour du terrorisme et du crime organisé ?
Au vu des évidentes violations du respect de la vie privée, le législateur a prévu des conditions pour avoir recours à ce nouvel outil. L’activation ne serait possible qu’en cas de crimes ou délits punis d’au moins cinq ans d’emprisonnement. Un procureur – chargé des poursuites – devra en faire la demande auprès du juge des libertés et de la détention ou du juge d’instruction. Contactée par nos confrères du Monde, le Ministère de la Justice a apporté certaines précisions en distinguant deux situations.
- S’il s’agit de localiser en temps réel une personne : le recours à l’activation à distance du smartphone ne serait possible qu’en cas de crime ou de délit puni d’au moins cinq ans d’emprisonnement.
- S’il s’agit de capter des sons et des images par le biais d’un appareil connecté, une mesure par nature plus attentatoire au respect de la vie privée, l’activation à distance ne serait utilisée qu’en cas de crime extrêmement dangereux, comme des actes de « terrorisme et de crime organisé. On ne va pas mettre sur écoute tous les portables de délinquants ! », a précisé la Chancellerie à nos confrères.
Une atteinte particulièrement grave au respect de la vie privée, pour l’Ordre des avocats
À noter que les enquêteurs ne pourraient pas utiliser cette méthode pour les parlementaires, les journalistes, les avocats, les magistrats et les médecins. L’ensemble de ces garde-fous reste toutefois insuffisant, estime l’Ordre des avocats dans son communiqué du 17 mai 2023. « Cette possibilité nouvelle de l’activation à distance de tout appareil électronique, dont le téléphone portable […] constitue une atteinte particulièrement grave au respect de la vie privée qui ne saurait être justifiée par la protection de l’ordre public. » Le fait que l’écoute des conversations entre l’avocat et son client ne soit pas exclue, bien que leur transcription soit prohibée, constitue « une atteinte inadmissible et contraire au secret professionnel et aux droits de la défense », écrivent-ils.
Même son de cloche chez certains défenseurs des droits civils, comme Caroline Zorn, avocate et fondatrice du parti pirate. Le fait « de suivre en temps réel la vie d’une personne ( et de ses proches ) depuis une montre connectée ou smartphone est une atteinte très lourde à la vie privée », écrit-elle sur son compte Twitter.
Le 3 mai dernier, le Conseil d’État, dans son avis sur le projet de loi, suggérait, de son côté, de limiter à « une durée maximale de quinze jours renouvelable une fois le recours au micro et à la caméra d’un smartphone piraté par des enquêteurs ». Ces inquiétudes pourraient avoir une incidence sur le texte, qu’Eric Dupond-Moretti présentera ce mardi 23 mai en fin de journée devant la commission des lois du Sénat. Le garde des Sceaux pourrait se saisir de l’occasion pour apporter des précisions sur ce sujet et dissiper les doutes.
Source :
Communiqué du Conseil de l’Ordre des avocats du 17 mai 2023