Le handicap se met en scène sur TikTok

Le handicap se met en scène sur TikTok


« Est-ce qu’Elodie [Costa] mesure six iPhone ? » Cette vidéo, publiée en octobre 2021, a été vue 19 millions de fois sur TikTok et a fait d’Elodie Costa, Niçoise de 41 ans, l’une des icônes francophones de la plate-forme de vidéos courtes. Aujourd’hui, 850 000 personnes regardent ses contenus, qui se partagent entre la musique – elle a participé à « The Voice » –, des vlogs et des blagues sur son physique. « J’ai beaucoup d’autodérision, les gens posaient plein de questions un peu bizarres, j’ai voulu leur répondre. C’était assez spontané », assure-t-elle.

Romain, lui, s’est lancé sur la plate-forme chinoise en 2020, « comme beaucoup de gens » à la faveur du confinement. En à peine un an, celui qui s’y fait appeler « Rorolecostaud » comptait déjà 900 000 abonnés. Aujourd’hui, 1,4 million de personnes suivent ses histoires, qui ironisent souvent sur son handicap et les questions d’accessibilité en fauteuil roulant. Le pompier de 36 ans s’est immédiatement lancé en faisant de l’humour noir, en partie pour anticiper les commentaires insultants ou moqueurs :

« Quand on commence à s’auto-vanner, certains vont essayer de faire des blagues mais c’est souvent les mêmes, ça tourne en rond. Ils se rendent vite compte que ça ne m’atteint pas. »

Le Français Arthur Baucheron, atteint d’une amyotrophie spinale qui l’oblige à se déplacer en fauteuil roulant, les jumelles américaines Carmen et Lupita, reliées par le tronc, ou encore le Turc Talha Yigit Batdal, atteint du syndrome de Treacher-Collins, une malformation qui touche son visage… Comme Elodie Costa, ils sont nombreux à être atteints d’un handicap et à attirer des centaines de milliers d’abonnés sur TikTok, où le mot-dièse #handicap a déjà généré plus de 1,6 milliard de vues.

« Il n’y avait pas de modèle »

La présence sur Internet de personnes atteintes d’un handicap n’est évidemment pas nouvelle. Outre-Atlantique notamment, plusieurs personnalités ont émergé ces dernières années, comme le Canadien Ricky Berwick. Atteint du syndrome de Beals, une maladie rare qui rend les membres de son corps disproportionnés, il a commencé à diffuser des sketchs sur Internet à partir de 2006. Aujourd’hui, il cumule 3,4 millions d’abonnés sur YouTube et plus de 13 millions sur TikTok.

En France, on peut citer ElsaMakeUp, active sur YouTube depuis 2010. Distillant au début des conseils maquillage, elle s’est aujourd’hui orientée vers le lifestyle. Pendant les premières années de sa carrière, la jeune femme de 31 ans a caché son handicap moteur à ses abonnés, explique-t-elle :

« Je ne voulais pas changer la perception des gens, qu’on me prenne en pitié, qu’on me pose trop de questions, qu’on oublie les conseils beauté et qu’on ne me parle que du handicap. »

Pourtant, face aux questions insistantes sur le fait que l’on pouvait apercevoir les poignées de son fauteuil, et alors qu’elle doit s’absenter plusieurs semaines pour une opération, elle décide finalement de raconter son histoire : celle d’une jeune femme devenue paraplégique à 14 ans à la suite d’une opération destinée à soigner sa scoliose. Elsa se sent alors déchargée d’un poids : « J’ai pu partager plus de choses sur mes moments de vie, mon quotidien en fauteuil. Je pouvais montrer les hauts les bas. Finalement, les gens étaient vraiment bienveillants. »

Pour autant, Elsa se sent un peu seule dans ce monde naissant de l’influence sur Internet, où personne, ou presque, ne semble être en situation de handicap. « J’ai découvert quelque temps plus tard une Anglaise, mais à part elle, jusqu’à il y a quelques années, il n’y avait personne qui me ressemblait », regrette-t-elle. Un regard partagé par Romain qui, lorsqu’il est devenu tétraplégique à la suite d’un accident de ski en 2011, ne trouvait sur Internet que des petites vidéos éparses expliquant quelques techniques, mais rien de très suivi sur la vie en fauteuil roulant. « Il n’y avait pas de modèle. Je me suis dit qu’il fallait démocratiser tout ça, montrer la voie pour dire que le handicap, ce n’est pas la fin du monde. »

Un algorithme tourné vers la découverte

La donne semble avoir changé avec l’arrivée de TikTok. Les comptes de personnes en situation de handicap y disposent d’une visibilité qu’ils n’ont pas sur d’autres plates-formes, favorisée par la page intitulée « Pour toi » et son algorithme tourné vers la découverte. « Parfois, il suffit d’une vidéo qui est extrêmement populaire, qui va te ramener un flux de nouveaux abonnés, raconte Romain. Là où, sur Instagram ou YouTube, il faut te chercher. » Le trentenaire est d’ailleurs également actif sur ces deux réseaux sociaux, mais il est loin d’y avoir le même nombre d’abonnés que sur TikTok.

Le fait que ce réseau social soit majoritairement utilisé par les plus jeunes générations joue aussi un rôle. « Il y a un regard sur le handicap qui a changé depuis quelques années, notamment chez les jeunes, explique Stéphane Lenoir, coordinateur du Collectif handicaps, qui regroupe cinquante-deux associations représentatives des personnes en situation de handicap. Ça s’explique par le combat des associations, des collectifs, des militants, mais aussi par le fait que beaucoup de jeunes handicapés vont dans des écoles “classiques”. Il y a une très forte envie de reconnaissance, de participer aux activités de tout un chacun, pas uniquement sur les réseaux. Il n’y a plus cette injonction à se cacher. »

On observe d’ailleurs que bon nombre de ces personnalités se font connaître davantage pour leurs talents que pour les détails qu’elles livrent sur leur manière de vivre leur handicap. Talha Yigit Batdal, par exemple, ne poste ainsi que des vidéos de danse sur son compte suivi par 900 000 personnes. Quant à l’Américain Djbrownsugarv, né avec le syndrome oto-facio-cervical, qui le prive de mâchoire, il partage essentiellement ses vidéos entre des sessions de DJing et des sketchs.

Cette exposition sur TikTok n’était pourtant pas gagnée d’avance. En 2019, le réseau social chinois était épinglé pour avoir pris la décision de masquer les comptes de personnes considérées comme handicapées, homosexuelles ou en surpoids. A l’époque, les équipes de modération justifiaient cette mesure en disant vouloir protéger ces personnes « susceptibles d’être harcelées ou cyberharcelées en raison de leur état physique ou mental ».

L’entreprise a reconnu par la suite que cette approche « était mauvaise » et a affirmé son intention d’avoir une stratégie de lutte contre le harcèlement « plus nuancée ». Sans pour autant avoir trouvé de solution idéale, comme en témoigne Elodie Costa : « Il y a quand même de la haine sur TikTok. Personnellement, je suis pas mal victime de cyberharcèlement. Mais ça me passe au-dessus, maintenant. »



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