Achille et les Internets – ZDNet

Achille et les Internets


L’impact de la crise sanitaire, dont on mesure après un an les premiers résultats et non juste les prédictions ou incantations pour le « monde d’après », pourrait nous laisser croire à un Internet tout puissant et unifié. Après tout, les GAFAs qui exploitent ce réseau au niveau mondial ont annoncé des croissances records à deux chiffres en 2020, comme Amazon avec le record de +38% en un an.

Il y a ceux qui utilisent l’internet comme réseau mondial dans leur processus de production, comme Amazon ou Apple, et ceux qui bénéficient de l’augmentation de ses usages dans la communication et la vidéo en valorisant ce trafic par la publicité, comme Google et Facebook. Ces deux derniers le font d’ailleurs à contrecourant d’une industrie de la publicité en chute de plus de 10% (ex. Publicis en baisse de 9,6%).

Et puis dans les entreprises la transformation digitale s’accélère. Elle s’appuie aussi sur l’Internet comme une plateforme applicative permettant de se reconnecter à ses clients, de reconfigurer les processus internes pour mieux les servir et de déployer plus simplement un bureau digital aux salariés, qu’ils soient sur site, sur la route ou en télétravail.

Mais pour GreenSI, cette accélération en réponse à la crise n’est pas nécessairement le futur d’un Internet tel qu’on le connait. De multiples forces sont à l’œuvre pour le transformer et le fragmenter. Désolé, mais le scénario de l’excellent film de Ready Player One de Steven Spielberg, qui en fait une unique plateforme virtuelle de jeu mondiale est donc peu probable 😉

Déjà il est vraisemblable que les généraux américains en charge de la prospective, travaillent sur un scénario d’effondrement d’un Internet devenu le talon d’Achille de la mondialisation, qui priverait les États-Unis de marché et aurait des répercutions majeures dans la désorganisation de la plupart des pays de la planète. La géopolitique est devenue la fée Carabosse qui veille maintenant sur le berceau de l’Internet.

L’actualité de la semaine nous a montré, avec le coup d’État en Birmanie (.mm) contre sa dirigeante Aung San Suu Kyi, que les généraux putschistes pouvaient censurer l’Internet de façon radicale en coupant l’accès au réseau aux birmans. C’est moins subtil que la censure chirurgicale qui existe en Chine, qui, tout en laissant l’accès, peut supprimer les contenus ou les bloquer à l’entrée, mais c’est efficace.

Ce sont alors les opérateurs télécoms qui sont sommés de couper les accès, en l’occurrence le norvégien Telenor, société privée, qui est le principal opérateur en Birmanie. Les premières actions pendant le putsch ne portaient que sur la coupure des réseaux sociaux. Mais avec la contestation qui s’installe, l’approche est devenue plus radicale et a bien sûr également impacté les entreprises locales et internationales qui ont des agences en Birmanie, dont l’activité repose sur l’Internet public. Ironiquement le site de Telenor Myanmar n’est plus accessible au moment où j’écris 😉

En croisant la transformation géopolitique avec le pouvoir des opérateurs, il y a fort à parier que les opérateurs de télécoms seront à l’avenir toujours plus contrôlés, et même dans les démocraties… Ils rejoindront les Banques, réglementées pour leur influence sur le système monétaire.

L’exposition à la coupure de l’Internet, que ce soit un problème technique ou politique, devient donc un risque à valoriser et à garder sur le radar dans les États-majors, militaires mais aussi des entreprises. La Birmanie n’est juste que le dernier État à l’avoir mis en œuvre après la Biélorussie, l’Iran ou la Syrie par exemple.

L’Internet Society met en garde depuis plusieurs années ce renoncement à un réseau universellement accessible, ouvert, décentralisé et favorisant la transmission des connaissances, pour traiter des problèmes sociétaux de court-terme. C’est ce qu’elle appelle le « splinternet  » contraction de « split » et « internet » et a mis en ligne un kit pour défendre « l’Internet way of networking ».

Mais la coupure n’est pas le seul risque. On voit également apparaître dans beaucoup de domaines d’autres fragmentations.

Elles auront des répercussions sur son modèle, comme le dénonce l’Internet Society, mais réduiront également la taille des groupes d’internautes avec qui on peut échanger. Les 4,6 milliards d’individus connectés sur la planète (sur 7,8 soit 58,7%) sont de moins en moins les citoyens d’un même Internet.

Une image est celle d’un Internet qui évolue comme la Pangée, ce supercontinent qui a regroupé sur Terre l’ensemble des parties émergées, qui s’est ensuite morcelé pour donner formes aux continents tels qu’on les voit aujourd’hui sur nos cartes.

 

Un billet GreenSI de 2019 (5G, vers un internet fragmenté) avait déjà mis en évidence que le développement de l’Internet ne serait pas aussi uniforme qu’il n’a pu l’être ces 25 dernières années. La guerre technologique entre la Chine et les États-Unis étant passée par là. Que ce soit le boycott des technologies de Huawei, l’interdiction qui lui est faite d’utiliser certaines technologies américaines, ou plus récemment la reprise en main par le Parti Communiste Chinois des entreprises entrepreneuriale comme Alibaba (Jack Ma son fondateur n’étant plus apparu publiquement depuis octobre) ou l’arrêt de l’introduction en bourse de Ant Group, la maison mère du système de paiement chinois AliPay qui revendique 700 millions d’utilisateurs mensuels.

Le lien entre le PCC et les plateformes va certainement devenir beaucoup plus fort que celui entre les GAFA et la NSA qui dérangeait déjà. 

Les évènements lors de la sortie de la Maison Blanche de Donald Trump est aussi vu comme la poursuite d’une reprise en main des médias sociaux américains par l’État fédéral. Le meilleur signe qui mesure ce phénomène est l’émergence – en réaction – de « réseaux privés » comme Discord ou Telegram qui permettent de créer des chats et des canaux privés, sur invitation uniquement, centrés sur des communautés plus restreintes. Cette privatisation, paradoxalement, fragmente les débats au nom de la démocratie, après l’échec d’avoir pu la faire vivre sur des plateformes ouvertes (à quelques rares exceptions près comme Wikipedia).  

La spécialisation des usages est également en devenir.

La 5G va booster l’arrivée d’un Internet plus local avec le Edge et les échanges entre machines. Les règles de cet internet en devenir ne seront certainement pas calquées sur celui que l’on connait. Il sera donc complémentaire du Cloud actuel et des médias sociaux dominés par les américains.

D’une certaine façon le streaming et la vidéo qui représentent 60% des volumes, est une autre spécialisation de l’Internet qui met les utilisateurs dans un environnement fermé et privé comme celui de Netflix, Disney+ ou Twitch.

Autre spécialisation à venir, les besoins de cybersécurité et la violence des attaques récentes ferment définitivement la porte à un internet public partagé par les entreprises. Elles vont développer progressivement les plateformes qu’elles pourront utiliser en toute sécurité, quitte à limiter les technologies qu’elles utilisent.

Le Dark web, non accessible par les navigateurs standards, et où s’échangent les moyens et les clefs d’attaque du Web visible, est aussi d’une certaine façon une spécialisation des usages et une autre fragmentation.

Le premier billet de 2021 à également mis en évidence la fragmentation réglementaire, puisque l’Internet se politise et ses règles ne sont plus uniquement celles de ses standards techniques mondiaux, mais bien les choix de société locaux. C’est là que les européens apparaissent avec le RGPD et le Digital Act, à défaut d’être suffisamment présents sur la géostratégie par manque d’armée unique.

Facebook augmente ses revenus en tant qu’entreprise consolidant plusieurs produits, mais l’usage du site historique Facebook en France stagne (10em pays dans le Monde pour Facebook) et n’a pas tiré autant de croissance cette dernière année avec plusieurs confinements, que ses concurrents. C’est même pire que cela car, selon une étude Harris Interactive, sur les 15-24 ans cet usage a chuté de 15%.

C’est certainement le signe d’une bascule vers d’autres types d’échanges en ligne que la plateforme publicitaire exploitant les données personnelle à laquelle on nous avait habitué. Cette bascule faisant émerger de nouveaux acteurs en croissance subira la fragmentation de l’Internet que Facebook n’avait pas connu lors de son développement.

 

Parti de standards communs, l’Internet s’est développé comme un seul continent numérique, rapidement dominé par les Américains à la fois sur les infrastructures physiques et les applications pour imposer leurs usages. Mais que ce soit dans les usages, les technologies ou la géopolitique, la fragmentation de l’Internet a commencé.

Il est vraisemblable que dans 10 ans plusieurs continents numériques se seront séparés, et paradoxalement auront démontré que la mondialisation avait une limite au sein même du réseau qui l’a accéléré. Est-ce que tous les internautes de la planète pourront alors librement passer librement d’un internet à l’autre ?
Pour GreenSI c’est peu probable.





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