« Celles et ceux qui cherchent, offrent ou facilitent l’accès à l’avortement doivent, désormais, partir du principe que toutes les données qu’ils et elles laissent sur Internet ou ailleurs peuvent être recherchées par les autorités. » Le communiqué de l’Electronic Frontier Foundation, principale organisation de défense des libertés numériques aux Etats-Unis, a énoncé, dès vendredi 24 juin, le défi qui se pose à l’industrie technologique depuis la décision retentissante de la Cour suprême sur le droit à l’avortement. « La différence entre aujourd’hui et la dernière fois que l’avortement était interdit aux Etats-Unis est que nous vivons dans une ère sans précédent de surveillance numérique », a appuyé Eva Galperin, une cadre de l’organisation.
En revenant sur l’arrêt Roe vs Wade, la Cour suprême permet à chaque Etat américain qui le souhaite d’interdire l’avortement. Près de la moitié d’entre eux pourrait aller dans ce sens, treize ayant déjà voté en amont des triggers laws, c’est-à-dire des textes de loi pensés pour entrer en vigueur rapidement après la décision de la plus haute institution judiciaire. Dans tout le pays, les observateurs s’inquiètent, désormais, de l’utilisation qui peut être faite par les autorités des données personnelles collectées par les entreprises du numérique.
De l’historique de recherche à la géolocalisation
Dans les Etats qui pourraient bientôt interdire l’avortement, de nombreuses traces numériques laissées par les internautes, mais aussi toute personne fournissant son aide ou des services liés à cette procédure, peuvent théoriquement être utilisées par les autorités judiciaires.
L’historique des requêtes Google, par exemple, peut être utilisé par la justice pour renforcer un dossier ou appuyer une inculpation. Si une personne fait une recherche sur des cliniques dans un Etat voisin disposant d’une législation différente, ou sur les pilules nécessaires à un avortement médicamenteux, ces données peuvent être obtenues par la justice, aussi bien via la saisie des téléphones et ordinateurs – comme cela a déjà été le cas dans au moins une affaire en 2018 – que via une demande au moteur de recherche concerné.
Les données de géolocalisation, qui ne sont pas seulement collectées par Google et Apple, mais aussi par les opérateurs de téléphonie mobile, sont également très sensibles. Si certains Etats cherchent à interdire le fait de se rendre dans une clinique sur un territoire voisin pour avorter, et à poursuivre toute personne qui entreprend ce voyage, les données de géolocalisation seront cruciales.
Enfin, les applications de suivi menstruel, dont les données sont extrêmement sensibles, sont en première ligne. L’application Flo a récemment annoncé le lancement prochain d’un « mode anonyme », qui efface toutes les identifiants d’un compte. De son côté, Clue a également publié un communiqué, promettant que toutes les données de ses utilisatrices et utilisateurs étaient hébergées en Europe, et que l’entreprise n’était en conséquence pas tenue de répondre aux demandes de la justice américaine concernant les données de santé de ses clients. Enfin, l’application Natural Cycles a annoncé travailler sur une méthode d’anonymisation totale des données.
Des plates-formes silencieuses et sous pression
Pour l’instant, les principaux acteurs de la tech se sont contentés de réaffirmer leurs positions et de rassurer leurs employés sur le fait qu’ils continueraient de faciliter l’accès à l’IVG aux personnes qui, parmi elles, en ont besoin. Les directions de Yelp, mais aussi Meta et Microsoft, entre autres, ont ainsi annoncé mettre en place en interne des aides pour celles et ceux ayant besoin de voyager dans un autre Etat pour avorter, ou souligné qu’un tel mécanisme existait déjà. « Nous sommes en train d’évaluer comment faire au mieux, étant donné le cadre légal complexe », a précisé un porte-parole de Meta, maison mère de Facebook. De son côté, Uber a promis de couvrir les frais de justice des chauffeurs qui seraient inculpés pour avoir transporté un client ou une cliente vers une clinique d’avortement.
Mais aucun des géants de la Silicon Valley ne s’est exprimé clairement sur la question de la récolte des données personnelles. Un sujet épineux quand on sait que beaucoup dépendent de ces collectes, aussi bien du point de vue de leur fonctionnement interne que de leur modèle économique, et que ces entreprises, tout comme les opérateurs de téléphonie mobile, ont peu de moyens de se défendre face aux demandes d’information émanant de la justice.
Certains élus cherchent donc à forcer les plates-formes à prendre leurs responsabilités. En mai, peu de temps après la fuite dans la presse d’une ébauche de l’arrêt préparé par la Cour suprême, des élus américains ont ainsi écrit une lettre au PDG de Google, Sundar Pichai, alertant sur le risque que fait peser sur les citoyens la collecte de données de géolocalisation par le géant du numérique.
Puis, au début du mois de juin, la représentante démocrate Sara Jacobs a déposé une proposition de loi intitulée « My Body, My Data ». Le texte vise à protéger davantage les données personnelles des utilisatrices et utilisateurs en matière de santé, mais ne peut espérer être voté sans le soutien des Républicains, comme le relève le Washington Post. Avec trois sénateurs démocrates, Sara Jacobs a également demandé à la Federal Trade Commission (FTC), le régulateur du commerce américain, d’enquêter sur la façon dont Google et Apple utilisent les données de navigation mobile des usagers, accusant les deux entreprises de « pratiques injustes et trompeuses » permettant « la collecte et la vente des données personnelles de centaines de millions d’utilisateurs » de smartphones.
En attendant, les messages expliquant comment effacer ses traces en ligne à destination des personnes souhaitant se renseigner sur les procédures d’avortement se multiplient. Des notices d’information qui pourraient elles-mêmes devenir illégales à terme, note le site The Verge, certains groupes d’activistes antiavortement, à l’image de National Right to Life Committee, militant pour que toute aide apportée à quelqu’un souhaitant se faire avorter soit aussi punie par la loi. Au Texas, une loi votée en septembre 2021 permet déjà, comme le relève le site Protocol, de poursuivre par exemple un conducteur de VTC ayant transporté quelqu’un allant se faire avorter ou une association proavortement faisant une récolte de dons en ligne.