Décontaminer, végétaliser puis retirer les constructions humaines de paysages dévastés : tel est la proposition de Terra Nil, par le studio sud-africain Free Lives, disponible le 28 mars sur PC et Netflix. Faire triompher la nature, un objectif inhabituel dans un jeu vidéo. « La plupart du temps, l’environnement est soit prétexte à extraire des ressources, soit un paysage somptueux à admirer, un arrière-plan », rappelle au Monde Alenda Chang, professeure associée au département Film and Media Studies de l’université de Californie et autrice de Playing Nature : Ecology in Video Games (2019, non traduit).
En proposant de restaurer le climat, la faune et la flore d’un territoire, Terra Nil prend à rebours les canons du genre, où l’on est plus souvent invité à bétonner allègrement la carte (SimCity de Will Wright, précurseur en 1989 d’un genre à part entière, le « city builder » – ou constructeur de ville) ou à coloniser des espaces vierges, comme dans le jeu de stratégie au tour par tour fondateur Sid Meier’s Civilization (1991).
Renverser les perspectives
Autant de jeux à succès apparus quand les crises climatiques et environnementales n’étaient pas des sujets de premier plan. « Les ordinateurs sont des machines à calculer. Il est très simple d’utiliser leur force de calcul pour concevoir des systèmes où l’on simule la progression d’une ville en fonction des variations de production », estime Petter Vilberg, game designer de Terra Nil, qui a auparavant travaillé pour le studio suédois Paradox, réputé pour ses jeux de gestion et de stratégie (Stellaris, Crusaders Kings III).
A mi-chemin entre la gestion et le jeu d’énigmes, Terra Nil en prend le contrepied car il s’agit de construire des écosystèmes en combinant différentes machines générant différentes ressources : humidité, température, végétations…
« J’ai adoré renverser les perspectives. Nous avons essayé des choses originales, en nous inspirant du monde réel et en nous éloignant du principe de l’exploitation pure des ressources et de la croissance numérique que l’on retrouve partout », explique le game designer suédo-norvégien. Dans un dernier temps, le joueur doit retirer toutes ses installations pour laisser des paysages vierges. Un principe qui lui a valu le surnom de « reverse city builder » (constructeur de ville inversé).
Une inspiration fertile
Depuis la fin des années 2010, la percée des questions écologiques dans le débat public a inspiré de nouveaux types de city builders, dont Terra Nil est l’héritier. Lichenia (2019) propose ainsi « de faire pousser une ville comme un jardin » et nous confronte aux déchets humains, pailles ou sacs-poubelles, jaillissant encore du sol après la fin du monde.
Dans le mélancolique Cloud Gardens (2020), il faut recouvrir de plantes des décors post-apocalyptiques. Mais les jeux consistant à développer de la végétation ne datent pas d’hier, remarque son créateur, Thomas van den Berg, alias Noio, créateur également de la série à succès Kingdom : il se souvient en avoir essayé des jeux de ce type créés avec le logiciel Adobe Flash Player, il y a une quinzaine d’années. Pour lui, l’attrait pour ces créations est avant tout esthétique. « Les algorithmes utilisés pour créer des jeux vidéo sont parfaits pour créer des paysages luxuriants et développer des plantes aux formes différentes », confie le Néerlandais installé à Berlin. Des jeux « zen », qui provoquent chez le joueur un état méditatif.
A la gestion de la flore s’ajoute celle de la faune dans Among Ripples : Shallow Waters, qui sortira cette année. « La nature est faite de lien d’interdépendance entre les espèces. Si cela fonctionne dans la nature, cela fonctionnera dans le jeu », analyse Martin Greip, directeur créatif du studio suédois Eat Create Sleep. Son équipe s’est appuyée sur l’expertise d’écologistes de l’université d’Uppsala pour simuler des écosystèmes de lacs et de rivières sans pour autant noyer le joueur dans la complexité : « Le divertissement implique une part d’abstraction, un art du minimalisme. Tant que nous ne déformons pas trop les choses, la simplification va pousser le joueur à s’intéresser à ce domaine », considère-t-il.
Comportements destructeurs
En parallèle, depuis quelques années, les city builders ou autres jeux de gestions d’empires grand public se sont emparés des thématiques environnementales devenues incontournables. Le développement durable s’est invité dans City Skylines avec l’extension « Green Cities », sortie en 2017. Sid Meier’s Civilization VI a pour sa part intégré le dérèglement climatique avec l’extension « Gathering Storm » en 2019. La hausse des émissions de CO2 y entraîne des catastrophes naturelles, notamment la montée du niveau de la mer qui menace à terme d’engloutir les villes côtières.
Malgré leur anthropocentrisme et leur appel à exploiter les ressources environnementales, ces jeux incitent à la réflexion, se félicite Alenda Cheng :
« Ce serait cliché que de recommander aux gens de s’instruire uniquement avec de gentilles simulations végétales. J’ai beaucoup appris en étant une mauvaise gestionnaire dans SimCity et en y créant des villes dysfonctionnelles. C’est très instructif d’avoir des formes de jeu destructives − tant que l’on a conscience de cela. »
Un dieu vert n’existe pas
Deux limites majeures se posent toutefois à un traitement réaliste des enjeux environnementaux dans les jeux de gestion, considère Joost Vervoort, professeur associé au département de développement durable de l’université d’Utrecht. « La plupart des titres cités ne mettent en œuvre que des solutions technologiques et ingénieuriales pour traiter les crises écologiques et climatiques. C’est une grande limitation car elles ont d’autres facettes », détaille le Néerlandais qui enseigne le gamedesign sous le prisme de l’écologie.
Ensuite, le coup de peinture verte apposé depuis peu aux jeux de gestion et de stratégie se heurte à leurs fondamentaux : « Répondre à ces crises n’est pas qu’une question de planification venant d’en haut et initiée par une personne isolée. Je recommanderais d’intégrer d’intenses discussions politiques, des conflits et différents personnages qui manifestent des émotions fortes et contradictoires sur le sujet. » Plus de réalisme et de profondeur impliquerait en fin de compte de brider ce qui fait l’intérêt majeur des jeux de gestion : le statut proche de la divinité toute-puissante accordé au joueur.
C’est d’ailleurs dans cette position que Will Wright lui-même, un an après les embouteillages et la pollution du SimCity qui l’ont rendu célèbre, mettait le joueur dans son successeur méconnu, SimEarth. Dès 1990, il le mettait ainsi au défi de faire prospérer la vie sur Terre en jouant d’un simple clic avec différentes variables très complexes, telles que la composition de l’atmosphère ou la température.