Comme journaliste, observateur et wikipédien moi-même, j’ai remarqué depuis longtemps (et souvent rapporté dans ce blog) que Wikipédia, projet encyclopédique, est aussi incroyablement réactif à l’actualité immédiate: la mort d’une célébrité (Michael Jackson, Johnny Hallyday, Stephen Hawking, la reine Elisabeth etc.) suscite immédiatement un flot de participation et de lecture dans l’encyclopédie. De même pour des événements à fort impact, tels que les attentats du 13 novembre 2015 ou l’incendie de Notre-Dame en 2019. Dernièrement, l’affaire Bétharram a fait l’objet d’un article très documenté et précis sur ce scandale de pédocriminalité et de violences dans un établissement catholique privé – rédigé par 55 contributeurs, dont deux ont écrit 46% et 33,3% du texte. La mort du pape François le 21 avril était quant à elle déjà traitée en 14 langues le jour même, 26 à présent (33 contributeurs dont 47,5% pour le plus important).
Les actualités ont-elles besoin d’un projet distinct?
Autour de l’encyclopédie libre, des projets collaboratifs complémentaires sont nés graduellement. Sa banque d’images et de sons, Wikimedia Commons, remarquablement riche (118 millions de fichiers), est souvent très étoffée là aussi quand un événement important se produit (naguère avec l’incendie de Notre-Dame, dernièrement avec les manifestations « Hands Off » anti-Trump du 5 avril aux Etats-Unis). Wikisources est une précieuse bibliothèque virtuelle (on pourrait aussi citer le Projet Gutenberg, mais il n’a pas les mêmes règles en matière de licences, et peut inclure des œuvres dans le domaine public outre-Atlantique mais pas en France, cf. cette page sur les ressources libres de droit) d’ouvrages (belle nouvelle, et pas que pour les ailurophiles, depuis le 1er janvier les œuvres de Colette sont dans le domaine public: 44 de ses textes sont déjà proposés à la lecture).
Le Wiktionnaire grandit gentiment (2 millions d’articles en français pour ce dictionnaire), Wikidata, ouvert fin 2012, centralise les données des différents projets du mouvement. Mais dans cette galaxie, un projet n’a pas connu le succès: Wikinews. L’idée semblait séduisante : écrire des articles d’actualité, sous licence libre, en synthétisant des sources de médias. Sauf que… l’énorme réactivité des internautes pour créer et alimenter des articles dans Wikipédia a fait plus que de l’ombre à ce projet cousin. Ce dimanche, dans Wikinews en français, l’article le plus récent remonte au 21 avril et le site indique compter 24.000 articles (22.000 en anglais, visiblement tout autant délaissé).
Pour traiter un événement dans l’encyclopédie, il faut des sources secondaires – une actualité de taille implique en général des tonnes d’articles et de reportages, reste à faire le tri – et souvent, du recul. Aussi a-t-il été fréquent (dans Wikipédia en français – je n’ai pas suivi de près les autres versions, et chaque communauté linguistique a ses variantes), quand un article arrivait sur un sujet immédiat, que quelqu’un lance un débat sur son maintien. Ces débats sur l’admissibilité d’un article peuvent aussi bien ne mobiliser que très peu de gens que, plus rarement, beaucoup de monde. Il y a alors des discussions, parfois longues, et fréquemment on a vu apparaître deux arguments: «C’est pour Wikinews, pas pour Wikipédia», et «attendre dans deux ans pour voir» (le critère des deux ans est une recommandation qui, comme indiqué dans l’encyclopédie «est interprétée différemment selon les contributeurs, ce qui entraîne la multiplication du même débat en général long, houleux et improductif pour Wikipédia.»
Or, précise cette page, «il est tout à fait possible en effet que l’événement sujet de l’article soit parfaitement notoire malgré tout, s’il est « l’objet principal de très nombreuses sources secondaires indépendantes de qualité qui ne se bornent pas à rapporter les faits, mais les commentent et en fournissent une analyse ». Des exemples particulièrement évidents sont les attentats du 11 septembre 2001, ou l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022.»
Ces discussions souvent oiseuses se sont heureusement réduites au fil des ans, mais on en retrouve de temps à autre.
Une menace contre la fondation Wikimedia
Depuis des années, les régimes autoritaires et aspirants dictateurs en tout genre s’en sont pris à Wikipédia, en bloquant l’accès parfois ou tout le temps (Chine, Russie, Iran, Turquie etc.), voire en emprisonnant ou assassinant (cas en Syrie) des contributeurs. Jusqu’à présent, à l’échelle planétaire, l’encyclopédie avait pour elle d’être hébergée par une fondation installée dans une démocratie. Mais après les nombreuses attaques d’extrême droite contre Wikipédia c’est une nouvelle étape qui est en passe d’être franchie dans ces Etats-Unis en pleine dérive: une lettre d’intimidation a été adressée cette semaine à la fondation Wikimedia par Ed Martin, procureur par intérim du district de Columbia. Il écrit notamment: «J’ai appris que la fondation Wikimédia, par l’intermédiaire de sa filiale en propre Wikipédia, permet à des acteurs étrangers de manipuler des informations et de diffuser de la propagande auprès du public américain.»
Cette référence à des agents de l’étranger est un argument déjà employé notamment par Poutine en Russie depuis des années pour museler les ONG et toute opposition. Voir cet article éclairant, qui le souligne, «si la Wikimedia Foundation perd son statut d’association à but non lucratif, elle se verrait imposer un lourd impôt, fragilisant sa capacité à héberger les serveurs, à financer les contributeurs et à maintenir l’accès gratuit à ses contenus».
Illustration de tête: à Washington D.C. le 5 avril 2025, foule au Washington Monument lors de la manifestation Hands Off contre l’administration Trump. Photo G. Edward Johnson / Wikimedia Commons / CC by
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