La sphère complotiste, allié embarrassant de la lutte contre la pédocriminalité

La sphère complotiste, allié embarrassant de la lutte contre la pédocriminalité


« Etre parrain d’une association de protection de l’enfance, c’est un engagement, des valeurs, du sérieux. Ce n’est pas donner écho aux porteurs de théories complotistes qui desservent la cause. Cyril Hanouna n’est plus un de nos parrains. Merci pour le chemin fait ensemble », écrit, mercredi 14 mars sur Twitter, Laurent Boyet, président de l’association de lutte contre les violences faites aux enfants Les Papillons.

Ce faire-part de séparation fait suite aux déclarations de l’ancien trafiquant de drogue Gérard Fauré et de la chroniqueuse Myriam Palomba, le 9 mars, sur le plateau de « Touche pas à mon poste ». Interrogés sur les addictions de l’humoriste Pierre Palmade, M. Fauré avait évoqué « peut-être une histoire d’adrénochrome ».

Cette molécule, résultant de l’oxydation de l’adrénaline, une hormone synthétisée par le corps humain, est présentée dans la complosphère comme un puissant psychotrope et un élixir antivieillissement. Myriam Palomba avait ensuite expliqué que les amateurs d’adrénochrome s’adonnaient à des « sacrifices d’enfants » pour s’en procurer, sans que Cyril Hanouna réagisse à ces affirmations.

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Disparitions massives d’enfants, trafic sexuel de mineurs, sacrifices rituels… D’innombrables récits circulent, notamment dans les milieux complotistes, autour de ce que l’ethnologue des rumeurs Véronique Campion-Vincent décrit comme la figure de « l’enfant-proie ».

Des rumeurs désignant des adversaires politiques

La pédocriminalité est une réalité : la base de données d’Interpol recense 14 500 pédocriminels et 32 700 victimes mineures d’exploitation sexuelle, à travers 68 pays. Mais la complosphère la détourne, évoquant des réseaux puissants dirigés en hautes sphères qui exploitent des millions d’enfants kidnappés.

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Les partisans de la mouvance conspirationniste américaine QAnon sont persuadés de l’existence d’un réseau mondial de trafic sexuel dirigé par des « élites pédosatanistes », comme les milliardaires Bill Gates et George Soros ou encore l’ex-candidate démocrate à l’élection présidentielle américaine Hillary Clinton. Le thème apparaît dès 2016 avec le « Pizzagate », une rumeur selon laquelle une pizzeria de Washington abritait un réseau pédocriminel impliquant des leaders démocrates. En avril 2020, en pleine épidémie de Covid-19, un autre récit émerge : la supposée découverte de 100 000 enfants et cadavres dans un tunnel reliant la fondation Clinton au port de New York. A la fin de 2021, c’est au tour du candidat démocrate à la présidentielle, Joe Biden, d’être accusé de penchants pédophiles par les partisans de son rival républicain, Donald Trump.

Les adeptes français de ces thèses se sont trouvé un ambassadeur en la personne de l’ancien animateur Karl Zéro, auteur en 2022 du documentaire 1 sur 5, un titre qui fait référence à la proportion estimée de mineurs victimes d’agressions sexuelles en France. « Il a le mérite de poser les vraies questions, de mettre en lumière ce dont on ne parle pas », insiste Laurent Boyet, tout en prenant ses distances avec Karl Zéro quand il reprend plusieurs surinterprétations typiques du conspirationnisme, à base d’« étranges cérémonies » et d’organisations secrètes fantasmées. « Il ne faudrait pas grand-chose pour qu’il bascule du mauvais côté », avertit le président de l’association Les Papillons.

Ces rumeurs luttent moins contre la pédocriminalité que contre des adversaires désignés. « Si on considère que le complotisme consiste à diaboliser un ennemi, on ne peut pas se contenter de dire que Macron ou Biden sont méchants, il faut fabriquer une forme de turpitude extrême », analyse Sebastian Dieguez, chercheur au Laboratoire des sciences cognitives et neurologiques de l’Université de Fribourg et auteur de Croiver. Pourquoi la croyance n’est pas ce que l’on croit (Eliott Editions, 2022).

Des accusations nourries de faits divers

Ces accusations ont longtemps été l’apanage de la littérature antisémite. L’idée de sacrifices rituels d’enfants chrétiens apparaît au XIIe siècle en Angleterre. Increvable, la légende provoquera des pogroms meurtriers jusqu’à la Pologne de l’après-seconde guerre mondiale. « Les juifs ont été particulièrement visés par les récits d’enfants saignés. Mais on retrouve le mythe de l’innocent sacrifié absolument partout », rappelle Véronique Campion-Vincent. Des rumeurs similaires visaient, par exemple, les chrétiens dans l’empire romain.

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Dans l’imaginaire contemporain, ces accusations se nourrissent surtout de faits divers. En Europe, elles prospèrent sur le souvenir de l’affaire Dutroux, qui a révélé les lacunes de la justice et de la société dans la lutte contre la pédocriminalité. Aux Etats-Unis, pays d’origine de QAnon, elles remontent aux années 1980, et à des cas très médiatisés d’enfants disparus mêlés à une vague de rumeurs de rituels sataniques dans des crèches. Il en reste l’idée que des millions d’enfants américains sont kidnappés chaque année (en réalité, une cinquantaine) et des mineurs exploités dans des cérémonies occultes.

Le complotisme contemporain en a fait un élément central, jusqu’à inventer le concept d’« enfant-taupe », qu’il faudrait délivrer de lieux souterrains où ils seraient retenus massivement. Le moindre fait divers, qu’il s’agisse de l’éruption spectaculaire d’un volcan ou du blocage du canal de Suez par le cargo Ever-Given, en 2021, est réinterprété comme une tentative de libération de ces enfants prisonniers. « On est passé d’un extrême à l’autre, du déni à l’obsession », résume Véronique Campion-Vincent. Jusqu’au grotesque : en juillet 2021, des milliers de QAnons accusent le vendeur américain de meubles en lignes WayFair de vendre des esclaves sexuels mineurs dans des armoires.

Un parasitage des associations

Les récits de complots pédocriminels, aussi sordides qu’addictifs, ont de nombreux intérêts, relève Sebastian Dieguez, notamment celui de féminiser la communauté, tout en permettant à ses adeptes de se voir à peu de frais en héros. Dans l’imaginaire QAnon, où le président Donald Trump aurait mis en place une Pentagon Pedophile Task Force, les complotistes se présentent comme des « soldats numériques » investis d’une mission de justiciers.

C’est bien ce que les associations reprochent au discours complotiste. D’un côté, il cherche à capter l’attention : le chercheur canadien Marc-André Argentino a identifié « 114 groupes qui se présentent comme en lutte contre les trafics d’enfants mais sont de fait dominés par des contenus QAnon ». Selon ses calculs, entre juillet et la fin de septembre 2020, les effectifs de ces groupes en ligne ont été multipliés par trente. En 2021, ils avaient réussi à s’approprier le hashtag « Save the Children » (« Sauvez les enfants »). L’association du même nom avait déploré la « confusion » engendrée.

De l’autre, le conspirationnisme renvoie une image caricaturale et faussée de la pédocriminalité. Très loin des théories fantasmées d’un réseau sophistiqué aux mains d’un cartel de puissants dirigeants pédosatanistes, dans l’écrasante majorité des cas (94 %), les auteurs d’agression sexuelle font partie du cercle familial de la victime. Dans un quart des situations, ils sont eux-mêmes mineurs. Enfin, tous les milieux sociaux sont concernés.

De ce point de vue, l’imaginaire QAnon attire l’attention sur un problème autant qu’il détourne de sa réalité. « Jamais une seule victime ne m’a raconté avoir été victime dans le cadre de cérémonies, insiste Laurent Boyet. Les vraies violences sont dans la famille ou dans le monde du sport. Peut-être qu’il y a de vrais réseaux satanistes, je ne sais pas. Mais je sais où il y a de vraies violences. » 





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