Pourquoi les sphères complotistes sont le relais naturel du Kremlin

Pourquoi les sphères complotistes sont le relais naturel du Kremlin


« Regardez ce qu’ils font avec leurs propres peuples ! » Dans son adresse à la nation, le 21 février, Vladimir Poutine a accusé l’Occident d’avoir fait de la pédophilie « la norme ». Une attaque fantasmatique, typique du locataire du Kremlin, mais qui n’a pas choqué dans les sphères contestataires les plus intoxiquées aux théories du complot, comme la communauté QAnon, qui imagine des élites pédophiles à la Maison Blanche.

Il s’agissait là d’un écho parmi tant d’autres. Dénonciation des supposés « Ukronazis », rumeurs d’armes bactériologiques américaines cachées en Ukraine, accusations de mise en scène à chaque massacre de civils par l’armée russe… Depuis un an, et le début de la guerre en Ukraine, rares sont les thèses délirantes qui n’aient été reprises aussi bien par les télégraphistes du Kremlin que par les voix complotistes occidentales.

Dans les sphères conspirationnistes occidentales, et notamment QAnon, Vladimir Poutine est perçu comme un héros en guerre contre l’« Etat profond » (« Deep State »), une association fantasmatique de célébrités décrites comme corrompues et dépravées.

La convergence est telle que ces deux sphères se relayent aujourd’hui mutuellement, dans un ping-pong incessant. « Ce qui est difficile, observe Pierre-André Taguieff, politologue auteur de plusieurs ouvrages de référence sur le complotisme, c’est de distinguer un discours de propagande fabriqué par des stratèges du Kremlin et la multiplicité des sphères conspirationnistes russes et françaises qui gravitent autour et peuvent être manipulées. »

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Dragués par le Kremlin

La Russie de Vladimir Poutine drague en effet de longue date les communautés contestataires convaincues d’un complot, notamment à travers ses médias d’Etat, RT et Sputnik, et ce dès 2008 et l’annexion de l’Ossétie-du-Sud. « RT déploie alors déjà toute la désinformation russe et trouve déjà des relais dans la complosphère, même si elle est moins structurée qu’aujourd’hui », se souvient Rudy Reichstadt, fondateur et directeur du site Conspiracy Watch.

Depuis, fidèle à son mot d’ordre « Osez questionner », le média d’Etat du Kremlin a fait les yeux doux aux « gilets jaunes », puis, pendant la crise du Covid-19, aux covidosceptiques, sans jamais s’interdire de se contredire pour mieux leur plaire. Une enquête du site d’investigation russe en exil Meduza montre ainsi qu’en 2021, RT a adapté son discours à chaque pays, quitte à tenir des discours opposés.

Pendant le Covid-19, le réseau RT publie des vidéos antimasque destinées uniquement au public occidental.

Sa rédactrice en chef, Margarita Simonyan, qualifiait ainsi les vaccinosceptiques russes de « crétins d’antivax » et d’« imbéciles meurtriers » sur la scène nationale, tout en promouvant les militants antivaccins et les voix conspirationnistes dans ses éditions étrangères. Les influenceurs complotistes le lui ont bien rendu, en prenant largement la défense de la Russie depuis le début de sa tentative d’invasion de l’Ukraine.

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Du pain béni pour Moscou, qui sait l’intérêt d’amplifier des voix dissidentes locales. « Il est essentiel d’utiliser, autant que possible, des extraits d’émissions de l’animateur de Fox News Tucker Carlson », recommandait ainsi, en mars 2022, un mémo destiné aux médias russes publié par le site Mother Jones, car Tucker Carlson « critique vivement » les Etats-Unis, l’OTAN, ainsi que les attaques contre la Russie et contre Poutine lui-même.

Autant d’éléments allant dans le sens du récit du Kremlin. « L’idée que le monde occidental complote contre la Russie est un invariant de la propagande russe », atteste Pierre-André Taguieff. Mais elle est mieux servie quand c’est une voix américaine ou française qui la formule.

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La stratégie du « sharp power » soviétique

A défaut d’en avoir l’exclusivité, la diplomatie russe peut se prévaloir d’une longue tradition d’intoxication de l’opinion publique étrangère. Dès la fin du XIXe siècle, le pouvoir tsariste faisait rédiger par une officine de faux articles dans la presse parisienne, comme le relate l’historien Andreï Kozovoï dans Les Services secrets russes : des tsars à Poutine (Tallandier, 2020).

Sous l’ère soviétique, l’URSS finance l’édition de plusieurs livres attribuant l’assassinat de J. F. Kennedy à un complot américain, puis répand, dans les années 1980, la rumeur que le VIH est un virus artificiel créé par les Etats-Unis. Derrière cette approche subversive, une stratégie que les chercheurs en relation internationale qualifient désormais de « sharp power » (« pouvoir piquant »), contrepoint venimeux au « soft power » (« pouvoir doux »), plus positif et solaire.

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« Quand on n’arrive pas à subjuguer grâce à l’attractivité de son propre modèle, il faut saper l’adhésion des citoyens [des pays étrangers] à leur propre système », explicite Rudy Reichstadt. Et la complosphère, cette machine à haïr les élites et les institutions démocratiques en place, en est un relais parfait.

De ce point de vue, la nouveauté tient moins à l’originalité du procédé qu’à l’ampleur et la systématisation du phénomène, facilité par la polarisation de la vie politique, l’accélération de l’information par les réseaux sociaux, et la possibilité d’aisément inonder ceux-ci. En 2018, Twitter identifiait neuf millions de tweets liés à la désinformation russe, tandis que Facebook annonçait encore, à l’automne 2022, le démantèlement de deux réseaux russe et chinois de fausses informations.

Une vision du monde commune

Pour autant, réduire le Kremlin à un simple agent manipulateur serait rater que, à l’instar des conspirationnistes eux-mêmes, les plus hautes autorités russes entretiennent une relation ambivoque aux théories paranoïaques qu’elles diffusent. « Il faut comprendre que les élites politico-militaires russes, avant d’utiliser une théorie à des fins stratégiques, sont souvent persuadées de sa véracité, confirme Dimitri Minic, chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI), spécialiste de la pensée militaire russe. Par exemple, il est arrivé au KGB de fabriquer lui-même des preuves de complots tout en ne doutant pas un seul instant de l’existence de ces derniers, encore trop bien cachés, pensait-il. »

Un exemple de texte conspirationniste à la gloire de Poutine circulant sur les réseaux sociaux. Le leader de la « Sainte Rus’ » est ici associé à des poncifs de la littérature réactionnaire, chrétienne, complotiste et antimaçonnique.

Théories du complot et faux documents sont d’ailleurs fréquents dans la littérature politique et militaire russe. Un profil qui se retrouve chez l’un des plus influents idéologues russes actuels, l’ultranationaliste Alexandre Douguine. « Il est à la fois conspirationniste et théoricien du conspirationnisme ; il croit à un certain nombre de récits complotistes », souligne Pierre-André Taguieff.

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Même au plus haut sommet de l’Etat russe, la synergie avec les communautés conspirationnistes est plus profonde qu’elle ne paraît. Comme ces dernières, Vladimir Poutine manifeste un dégoût des minorités sexuelles, souvent résumées à de la perversion ou de la pédophilie. Il exprime un même rejet de la politique atlantiste, perçue comme menaçante et belliciste. Enfin, il s’en remet à une même lecture mystique de la marche du monde, qui serait menacée par le « satanisme ». Le terme n’est pas d’un adorateur de QAnon, ni d’un troll du Kremlin, mais de Vladimir Poutine lui-même.





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