Sur Internet, la guérilla pro-Ukraine de NAFO, la brigade de mèmes à tête de chien

Sur Internet, la guérilla pro-Ukraine de NAFO, la brigade de mèmes à tête de chien


La bataille a commencé le 19 juin sur Twitter. Mikhaïl Oulianov, l’ambassadeur de Russie auprès des organisations internationales à Vienne, parmi lesquelles l’Agence internationale de l’énergie atomique (IAEA), tente de justifier la position de son pays quant à l’invasion de l’Ukraine : « Non provoquée ? Le bombardement de la population civile dans le Donbass par l’armée ukrainienne a commencé en 2014. » Un Internaute, nommé « Ukraine Memes for NATO teens » (mèmes ukrainiens pour adolescents de l’OTAN), traduit la pensée de l’officiel en la reformulant ainsi : « Il faut bombarder tous les civils ukrainiens parce que l’Ukraine menait une guerre interne et que des civils ont été bombardés. » Le diplomate rétorque : « C’est vous qui avez prononcé ce non-sens, pas moi. » Le réseau s’emballe, convaincu d’y voir un aveu de l’ambassadeur.

« Ukraine Memes for NATO teens » est le premier fella [que l’on peut traduire par « gars » en français] à se faire remarquer. Après cet échange, plusieurs centaines de personnes vont le rejoindre et, comme lui, arborer des photos de profil mettant en scène des chiens shiba habillés en soldats ou en agents de la CIA. Un signe de ralliement en référence à doge, un mème bien connu des cultures numériques. Ainsi naît la NAFO, ou OFAN en français, l’Organisation des fellas de l’Atlantique Nord. « Nous sommes un groupe d’individus rassemblés par une idée simple », résume l’un des membres les plus anciens, « Kama Kamilia », pour qui aider l’Ukraine est une évidence :

« Il faudrait être inhumain pour ne pas se sentir concerné. Je fais juste ce que n’importe quelle personne raisonnable ferait. Notre but, c’est de récolter de l’argent. Je ne suis qu’un rouage dans une plus grande machine. »

Sur cette vignette parodiant l’ambassadeur de Russie à Londres, Mikhaïl Oulianov semble dire : « idiot, aucun bot ne peut me troller. » Et le « fella » à tête de shiba répond : « Je ne suis pas un bot. »

Des méthodes artisanales

Le 20 juin, Mikhaïl Oulianov essaie de rattraper le coup, expliquant dans un tweet, à propos de cet « opposant » ayant « mal interprété ses mots » :

« Ils me retournent cette phrase à chaque occasion. Regardez les commentaires. La plupart d’entre eux sont apparemment des bots, mais certains semblent être humains. Comment les différencier ? »

Contrairement à ce qu’affirme le diplomate, la démarche semble pour le moins artisanale : la plupart des fellas obtiennent leur shiba personnalisé par des graphistes de la communauté après avoir affiché un don de quelques dizaines de dollars au profit de l’Ukraine. Si certains se retrouvent sur des serveurs Discord ou des groupes privés sur Twitter, il n’y a pas de réelle coordination d’ensemble, ni de lien direct avec des organes de communication officiels.

« Il est délicat pour les Etats d’employer les modes d’action utilisés par des groupes comme les NAFO, estime un ancien employé du ministère des armées français, spécialisé dans les opérations d’influence, notamment en ligne. Une administration a des horaires, des procédures, des règles de sécurité, un cadre légal à respecter… Les NAFO n’ont pas tout ça et peuvent bénéficier à fond de l’effet de réseau. »

Les Ukrainiens (…) saluent très officiellement les efforts des « fellas »

Parmi les comptes actifs – des fantassins peu suivis qui prennent part à tous les raids numériques à ceux plus influents dont les tweets peuvent générer quelques milliers d’interactions –, on repère beaucoup de Nord-Américains et d’Européens de l’Est. Nombre de ces trolls du Net restent discrets sur les professions et parcours derrière les avatars. En France, le phénomène reste plutôt méconnu. De leur côté, les Ukrainiens, qui avaient mobilisé l’humour et les codes numériques dès le début de la guerre, saluent très officiellement les efforts des fellas. Le 4 septembre, le ministre de la défense Oleksii Reznikov a publié sur son compte Twitter une photo de lui avec un Tee-shirt NAFO, après avoir remercié « chaque personne derrière un cartoon shiba inu ». Le 28 août, le ministère faisait de même :

« Nous exprimons habituellement notre gratitude envers nos partenaires internationaux pour leur assistance en matière de sécurité. Mais aujourd’hui nous voudrions saluer une entité unique, NAFO, pour son combat acharné contre les trolls et la propagande du Kremlin. »

Ces succès interpellent l’ancien employé du ministère des armées interrogé par Le Monde :

« Ce que je trouve remarquable, c’est de voir ces tactiques appliquées dans le contexte d’un affrontement entre Etats, avec un fort degré d’internationalisation. Ces affrontements de trolls ne datent pas d’hier. On avait déjà parlé à une époque des « elfes » baltes affrontant les trolls russes, sans mentionner les différentes fermes à trolls, réelles ou supposées, de plusieurs pays. Mais avec les NAFO, c’est presque un phénomène de brigades internationales du Net qui a émergé. »

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Les risques de la meute

L’objectif des fellas devient, dès la fin de juin, de transformer leur visibilité et l’engouement autour de NAFO en un moyen de collecter de l’argent au profit de l’Ukraine. Leurs meilleurs visuels se retrouvent désormais sur des T-shirts, des mugs ou stickers, vendus par le site Saint Javelin, éponyme d’un autre mème, datant du début du conflit, figurant des saints orthodoxes armés de lance-missiles. Montée par Christian Borys, un ancien journaliste canadien vivant en Ukraine reconverti dans la communication digitale et l’entrepreneuriat, la boutique en ligne de produits dérivés aurait permis de lever plus d’un million de dollars remis à des ONG. Plusieurs piliers de NAFO encouragent également les dons envers la légion géorgienne, une unité de volontaires internationaux qui combat dans le camp ukrainien.

Sur ce montage, des membres de la NAFO ont mis des têtes de shiba Inu aux participants de la réunion des chefs d’Etats du G7 le 27 juin.

Le visage terrifié d’un soldat russe blessé dans des combats, qui hurle de douleur (…), devient un mème

La force d’un tel mouvement est également sa faiblesse. En l’absence de règles, d’autorités ou d’un code de conduite, personne ne peut dire quelles sont les limites des fellas. Au début de septembre, par exemple, le visage terrifié d’un soldat russe blessé lors des combats, qui hurle de douleur dans une vidéo sur laquelle plusieurs de ses camarades semblent grièvement blessés, devient un mème qui amuse la communauté. Les fellas sont partagés, entre ceux qui y voient un moyen de terroriser les envahisseurs et ceux qui s’interrogent sur d’éventuelles limites éthiques.

C’est le dilemme de ce type de mobilisations en ligne. Une totale décentralisation permet de démultiplier les effectifs. Mais elle expose aux dérives. Il y a quelques années, les activistes français de la Katiba des Narvalos, qui utilisaient des méthodes comparables pour lutter contre la propagande djihadiste sur les réseaux sociaux, avaient préféré opérer en petit comité, pour éviter les récupérations politiques ou les dérives idéologiques, comme le racisme. Charlie, l’un des membres historiques de ce mouvement, observe la limite de l’approche de NAFO : « Le concept est plutôt positif. Mais, comme toujours quand un mouvement de ce genre décolle et commence à avoir de la notoriété, ça attire une deuxième vague beaucoup plus bourrine, qu’il est difficile de cadrer. Les dérapages de certains, en mode ultrabinaire, dissuadent ceux qui auraient pu être tentés par le mouvement. »

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