Une reine contestée sur le trône de Donjons & Dragons

Une reine contestée sur le trône de Donjons & Dragons


Le 201 Sheridan Springs Road est une « scène de crime » bien connue des amateurs de Donjons & Dragons (D&D) située à Lake Geneva. La station balnéaire du Wisconsin a vu naître l’ancêtre des jeux de rôle, en janvier 1974, et Sheridan Springs Road est l’adresse de son éditeur, TSR. Le 22 octobre 1985, un homme quitte l’endroit, l’air hagard. Il n’a pas été témoin d’un meurtre, mais c’est tout comme. Il s’appelle Gary Gygax (1938-2008), il est l’inventeur du jeu et dirige l’entreprise. Ou plutôt dirigeait. Un conseil de surveillance vient tout juste de le démettre de ses fonctions.

La journaliste Cecilia d’Anastasio a visité Lake Geneva bien des années après ce putsch. Elle y a accompli en 2019 le pèlerinage traditionnel des fans de Donjons & Dragons, devant la modeste plaque commémorative en l’honneur de Gygax, en bordure de lac, et la tout aussi modeste maison au sous-sol ayant servi de berceau au jeu. Elle y a rencontré les derniers témoins de cette histoire, dont Gail, sa veuve. Cecilia d’Anastasio chroniquait alors le jeu de rôle pour le magazine spécialisé Kotaku. Une femme journaliste et passionnée de jeux de rôle, c’est en soi le reflet de la féminisation du hobby. Wizards of the Coast (WOTC), actuel éditeur de D&D, estime qu’en 2023 sa clientèle comporte 40 % de joueuses.

En 2017, la journaliste a consacré un article à plusieurs oubliées de l’histoire de Donjons & Dragons, dont Rose Estes, responsable presse et autrice de « Livres dont vous êtes le héros », et Margaret Weis, autrice de jeu et des best-sellers Lancedragon. Comme toute bonne histoire hétéronormée, la saga de Donjons & Dragons s’est longtemps écrite au seul masculin. Et pourtant, à Sheridan Springs, c’est une femme qui a détrôné Gary Gygax, en octobre 1985. Lorraine Dille Williams.

Cette trentenaire, mariée et historienne de formation, est alors directrice des opérations de TSR. C’est Gygax lui-même qui l’a recrutée quelques mois plus tôt pour faire le ménage dans les comptes de la société. Cerise sur le gâteau, il a convoqué le conseil de surveillance fatal du 22 octobre 1985, ignorant qu’il se trouvait actionnaire minoritaire à la suite de mouvements au capital de l’entreprise. Plus mordant encore, quand il quitte le siège de TSR, il ne sait pas qui l’a évincé. Lui qui se vantait d’être un brillant joueur d’échecs, le voici mat.

C’est bien connu, une trahison est d’autant plus douloureuse qu’elle émane d’un être cher ou méprisé. Et il y a un peu des deux dans le putsch subi par le créateur de D&D. En dépit de son coup d’Etat réussi, Lorraine Dille Williams n’apparaît nulle part dans les articles consacrés aux femmes de Donjons & Dragons, comme si parmi les oubliées il devait y en avoir de plus oubliées que d’autres. Elle avait été présentée au créateur de D&D par son frère cadet, Flint Dille, un scénariste de dessins animés embauché par TSR quand la marque a ouvert une filiale audiovisuelle à Hollywood. Le frère et la sœur sont les ayants droit de « Buck Rogers », une licence de romans de gare et de série télévisée, certes ringardisée par les super-héros DC et Marvel, mais pesant encore 10 millions de dollars à l’époque (plus de 9 millions d’euros). Quand, début 1985, Gary Gygax raconte à Flint Dille que TSR est au bord de la faillite, c’est vers sa sœur que ce dernier oriente son complice et patron en quête d’un chevalier blanc.

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