Le cyberespionnage gagné par l’uberisation

Le cyberespionnage gagné par l’uberisation


Berlin, milieu des années 1950. Le bureau local de la CIA a identifié la « guerre psychologique », la propagande à destination des Allemands de l’Est, comme l’un de ses axes prioritaires. Sous la direction de Karl-Heinz Marbach, un ancien agent secret de la Kriegsmarine allemande recruté par les Américains, la CIA se lance dans l’édition : un magazine de jazz, un magazine féminin, imprimés à l’Ouest puis diffusés à l’Est, et dans les pages desquels se glissent de subtiles critiques de Moscou et des valorisations de l’Ouest. Le programme, nom de code Lccassock, sera finalement stoppé en 1959 : trop cher, pour des effets considérés comme intéressants mais trop difficiles à mesurer.

Soixante ans plus tard, n’importe qui ou presque, pour quelques dizaines ou centaines de milliers d’euros seulement, peut bâtir son propre programme Lccassock et voir en temps réel les statistiques de lecture des articles de propagande. Des officines de désinformation, comme « Team Jorge », dont l’existence a été révélée à la mi-février par Le Monde et ses partenaires du consortium Forbidden Stories, proposent de mettre en place de vrais faux sites d’information et de créer de toutes pièces des armées d’avatars en ligne. Les tarifs de ces services sont ridicules, comparés aux coûts des campagnes menées, historiquement, par les services de renseignement. Et ils se vendent désormais non seulement à des Etats ou à des candidats à des élections, mais aussi à des entreprises ou à de riches particuliers soucieux de redorer leur image ou de nuire à un rival.

Nouvel âge de la sous-traitance

L’utilisation de sous-traitants par les services de renseignements n’est pas nouvelle. Mais au cours de la dernière décennie, c’est une véritable « ubérisation » de l’espionnage qui s’est déroulée, avec la prolifération d’entreprises, plus ou moins secrètes, qui proposent une panoplie de services historiquement régaliens. Pour leurs clients, les avantages sont multiples : ces services privatisés sont, au moins de prime abord, très bon marché ; le prix d’une licence pour le très puissant logiciel espion Pegasus, quelques millions d’euros, est de très loin inférieur aux coûts de recherche et développement d’un outil similaire, que peu de pays seraient par ailleurs en capacité technique de produire.

Ces sociétés agissent aussi comme des paravents commodes, permettant aux gouvernements de nier être le commanditaire d’opérations de cyberespionnage ou d’influence. Elles sont en cela une évolution commerciale de certains groupes de hackers, par exemple iraniens et chinois qui, sans recevoir d’ordres directs de l’Etat, étaient historiquement laissés libres d’agir tant que leurs activités servaient les intérêts souverains, ou discrètement encouragés à choisir certaines cibles. Ces entreprises sont aussi scrutées moins attentivement par les services de contre-espionnage ; après les révélations du Projet Pegasus, les services de renseignement français avaient concédé que si les attaques contre de hauts responsables français avaient pu leur échapper, c’est aussi parce que la culture des espions, en France comme ailleurs, les pousse à se concentrer sur leurs homologues, bien davantage que sur les acteurs privés.

Il vous reste 57.87% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.



Source link

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.